Les Humbles de la Mer 5/14

Texte

Chapitre V

Le malheureux Blandamour, dans sa colère folle contre Clotilde, n'oubliait qu'une chose, c'est que sa fille aînée n'étant plus là, tout, à la Bretonne, pour le peu de temps qu'il y devait rester encore, s'en irait bientôt à vau l'eau, les trois fillettes étant trop jeunes et trop inexpérimentées pour remplacer leur grande sœur dans la maison. Plus de ménage soigneusement fait, plus de soupe trempée régulièrement pour le retour du large, plus de moules ou coques aussi bien préparées que possible, plus de fritures savoureuses du menu fretin de la mer qu'il prélevait sur sa pêche quand l'occasion s'en présentait, et avec cela plus de propreté, plus d'ordre ; la laborieuse jeune fille si brusquement chassée, tout et tous souffriraient de son éloignement, lui surtout, si bien accoutumé à des soins affectueux et entendus. Mais il n'était pas homme à revenir sur sa décision brutale et à courir après Clotilde pour l’engager à reprendre ses habitudes de travail de tous les instants, si incessant et si soutenu, et dont elle ne se plaignait jamais.

D'ailleurs, à quoi bon ? Est-ce que dans quelques jours, tout au plus quelques semaines, il ne serait pas obligé de déguerpir, sans savoir où traîner ses savates et abriter son maigre matériel de pêche, bien sommaire il est vrai, mais qui tenait de la place et ne pouvait rester exposé aux intempéries ? Donc, plus d'intérieur, plus d'entretien, plus de raccommodage des vieux effets en loques, plus rien, excepté toutefois les trois fillettes qu'il faudrait bien nourrir et vêtir à peu près, car il n'oserait jamais recourir à l'obligeante protection de M. Delinotte pour les faire admettre à l'asile qui comptait déjà tant de pensionnaires de leur âge, ou approchant. Mais ces choses-là ne se faisaient pas toutes seules. Avec l'entremise du maire, c'eût été facile, car c'était un homme riche et bienfaisant. Mais comment s'adresser à lui, après l'avoir accueilli récemment, à la Bretonne, au moins froidement, en compagnie du capitaine Quéruelle, et qui ne pouvait nécessairement entretenir de bienveillantes dispositions à son égard ?

Quant à regretter sa mauvaise action, il n'y songeait même pas ; et revenir sur son refus si formel de donner son consentement au mariage de Clotilde avec Pierre-Paul, cela ne lui venait même pas à l'idée.

C'est même avec une sorte d'emportement qu'il accueillait, à ce sujet, les observations des camarades qui n'aimaient pas plus que lui les Anglais, et qui perdaient leur temps et leurs paroles à vouloir lui faire entendre que les plus malins du port ne savaient rien, pas plus que lui, de l'origine de Pierre-Paul ; que celui-ci pouvait aussi bien être breton ou marseillais qu'Anglais ou Hollandais ou n'importe quoi, et qu'il fallait être insensé pour se buter à une pareille idée ou se résigner à rogner sur les quelques lanières de morceau de hâ suspendu, près de la porte, au mur extérieur de la Bretonne ; encore, cette dernière et peu délicate ressource lui ferait-elle bientôt défaut, quand il ne lui resterait pas un pan de muraille où le suspendre et l'étaler, après l'avoir vidé à l'entrée du port, pendant que les goélands planaient ou volaient en cercles au-dessus du chenal avant de se précipiter sur les entrailles jetées à l'eau à leur intention et qui les attirait de plus en plus prés, à mesure qu'elles s'échappaient du ventre du squale inoffensif, ouvert du haut en bas d'un large coup de couteau.

Quelques jours ainsi se passèrent sans qu'il entendit parler de l'écoreur dont le silence prolongé le surprenait un peu, car, en somme, si la Bretonne devait être mise en vente, c'était grâce à lui qui ne pouvait continuer des avances assez importantes déjà, et dont le non-remboursement le poussait à cette extrémité. Quoique retardée, l'échéance ne lui semblait pas moins prochaine, et la pensée d'être dans l'obligation de s'éloigner au premier jour lui semblait de plus en plus pénible. Nulle part, ni dans la baie arrondie de Gatteville où se mirent les ruines d'une vieille église archi-séculaire dont la tour, désarticulée pour ainsi dire, sert d'asile et de refuge à dus centaines de corneilles bavardes, ou dans l'anse plus vaste de Gattemare où d'énormes vagues se brisent avec fracas, même par brise légère, la mer ne lui paraissait plus belle et plus bleue que la nappe d'eau qui s'étalait devant la Bretonne. Comment s'en éloigner, sans rancœur ? Est-ce que tous les Blandamour défunts ne s'accrocheraient pas à ses jambes pour l’empêcher de sortir, de déserter la cambuse où il était né, où il avait vécu, et avant lui, de père en fils, d'autres Blandamour, pas riches, mais qui jamais n'avaient rien demandé à personne et s'étaient contentés de leur dur métier, sans plus, en philosophes de la mer, qui dans leur pauvreté, peut-être dans leur insouciance, avaient si bien négligé la maison qu'elle s'en allait en démembrement un peu plus tous les jours, si bien que le prix de la vente ne suffirait bien probablement pas à désintéresser son créancier, l'écoreur Laloy.

Quoi qu'il en soit, Clotilde partie, la maison lui paraissait de jour en jour plus grande. Tout ce qui l'animait, hier encore était absent, la grande sœur et les plus petites entrées à l'asile sans sollicitations, grâce à l'intervention de M. Delinotte qui ne lui eu voulait point, il lui fallait le reconnaître, puisqu'il s'employait ainsi pour trois fillettes arrachées, par ses soins, au vagabondage. N'était-ce pas lui également qui était allé chercher leur petite mère chez les Barbenchon pour la caser en qualité de servante et de lingère à l'hospice où une demi-douzaine de vieux marsouins aveugles ou perclus de douleurs attendaient l'ordre de départ définitif, sous la surveillance inlassable de deux bonnes sœurs, et qui se réchauffaient à la belle étoile, assis sur des bancs de bois, le long des murs d'un assez vaste jardin qui fournissait de légumes et de fruits la charitable maison ?

Les fenêtres s'ouvraient sur la grande rue du bourg dans le fond de laquelle on apercevait la mer, presque toujours tapageuse, et dans le port, au temps de la récolte, des sloops anglais de l'archipel de la Manche qui prenaient des chargements de légumes frais et des pommes de terre, et dont les mâtures et les agrès se profilaient, un peu sombres, sur le ciel plus clair, et derrière eux le raz qui moutonnait toujours, en blanchissant, jusqu'à l'horizon.

C'était encore une fondai:en de M. Delinotte, propriétaire de l'immeuble, et qui, vieux garçon, se faisait un plaisir de dépenser son bien en bonnes œuvres. Un brave homme, certes ! ce M. Delinotte, n'ayant qu'un défaut, celui de se mêler des affaires des autres qui ne le regardaient pas, de protéger ce goddem de Pierre-Paul au point de ne pas comprendre qu'il ne pouvait, lui Blandamour, lui donner sa fille, pour des raisons péremptoires, et qui faisait semblant de ne pas le reconnaître sur le chemin ou dans les rues depuis l'après-midi où il les avait si singulièrement accueillis, à la Bretonne, lui et le capitaine Quéruelle.

Un jour enfin, il se décida à prendre langue chez l'écoreur lui-même, puisqu'il ne donnait pas signe de vie, ce qui ne laissait pas de hanter une imagination soupçonneuse. Celui-ci habitait, dans la grande rue, une vaste et antique maison bâtie en granit, en haut d'un escalier qui la longeait toute entière, dont les marches depuis longtemps piétinées se matissaient, surtout devant la porte d'entrée, et dont le nombre croissait à cause de la pente très accentuée de la rue à mesure qu'elle descendait vers la mer et où, dans des ruisseaux creusés par elle-même, l'eau coulait à torrents par les pluies d'orage avant de se déverser en cascades dans le port, du haut du quai inondé. Elle était tout à fait imposante, en comparaison des autres demeures plus basses et plus humbles, mais dont la propreté intérieure se devinait au méticuleux entretien du dehors, et où, entre les larges vitres des fenêtres et les rideaux ajourés, très blancs et ramenés en arrière, des fleurs en pots, variées avec les saisons et rangées sur l'appui des fenêtres, mettaient la gaieté de leurs nuances douces ou éclatantes.

Chacune d'elles, des deux côtés de la rue, possédait un mât de pavillon, de sorte que les dimanches et les jours d'anniversaires nationaux, c'était un pavoisement général, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, et principalement chez les officiers et officiers-mariniers retraités. La plupart même, pour se donner encore l'illusion du cérémonial d'antan, quand ils étaient en activité de service, possédaient un minuscule canon de cuivre qu'ils faisaient détonner juste au moment où le soleil se montrait au bord de l'horizon et où, devant les pavillons tricolores hissés le long du mât et qui frissonnaient à la brise matinale, ils se découvraient, comme autrefois à bord lorsque le capitaine d'armes, en présence de l'état-major rangé sur la dunette, de la garde assemblée, des tambours et des clairons qui s'apprêtaient, criaient d'une voix. de stentor à ceux de l'entrepont : « En haut pour les couleurs ! » Et rien n'est plus touchant et plus émouvant que ces souvenirs gravés au fond du cœur chez ces hommes vieillis au service du pays et n'ayant connu pendant de longues années que la discipline et le devoir.

Lorsque Blandamour laissa retomber sur la porte le lourd marteau de bronze qui résonna par toute la maison, ce fut Laloy lui-même qui vint ouvrir et qui parut tout étonné à la vue, de son visiteur :

- Tiens, c'est vous, Blandamour ? Et quoi donc me vaut l'honneur de votre visite à cette heure matinale ?

- Je vais vous dire, monsieur Laloy ; mais pour sûr je ne vous apporte pas d'argent.

- Oui, c'est une mauvaise habitude que vous avez prise, Blandamour, et je crois pas que vous ayez eu à vous plaindre de ma patience. Cependant, il y a des limites à tout, voyez-vous. En tout cas, entrez ; nous serons mieux pour causer, assis en face d'un verre de cidre frais.

- C'est exact, dit le pêcheur tout en pénétrant, et je ne vous en veux pas de ce que allez faire au premier jour. C'en bien dur pour moi, monsieur Laloy, de m'en aller je ne sais où, à coup sûr loin de la Bretonne, et je voudrais savoir si c'est pour bientôt.

- Tout cela dépend de vous, Blandamour.

- De moi l s'écria celui-ci; comment voulez-trous que je fasse, puisque je n'ai pas le premier sou de ma dette ?

L'écoreur le regarda fixement et, d'un ton assez raide, lui dit :

- S'il en est ainsi, Blandamour, c'est bien votre faute, et chacun aujourd'hui sait cela dans tout Barfleur où personne, vous m’entendez bien, personne n'a pitié de vous, non pas tant pour avoir chassé votre fille que pour refuser de vous remettre à flot, quand vous n'auriez pour cela qu'un mot à dire. Et voulez-vous toute la vérité ? C'est que si je n'exige pas plus vite, ce mot-là, j'espère que vous le prononcerez.

- Je ne sais ce que vous voulez dire, M. Laloy, - et il rougissait sous son hâle, - mais je me suis promis de ne pas autoriser Clotilde à faire le mariage qu'elle désire, et ma résolution tiendra jusqu'à ce que je n'y puisse plus rien.

- Laissez-moi vous dire, Blandamour, que si ce n'est pas d'un bon père, c'est encore moins d'un honnête homme.

Blandamour se redressa avec un geste de colère :

- M. Laloy !... s'écria-t-il avec emportement.

Celui-ci, sans perdre le sang-froid, reprit :

- Prenez-vous pour honnête homme celui qui ne paie pas ses dettes quand il en a la possibilité ? Répondez à cela, Blandamour ; interrogez à ce sujet qui vous voudrez, le capitaine Quéruelle, par exemple, le maire aussi, et tenez, notre curé, le vénérable abbé Frigost, et si vous n'avez pas de tous une réponse identique, je consens à reculer la vente de la Bretonne tant que vous voudrez. Qu'en pensez-vous ? Allons ensemble au presbytère, et c'est moi qui poserai la question.

- Je sais, répliqua le malheureux, vissé dans son incurable et maladif entêtement ; tout le monde ici est contre moi ; mais voulez-vous me dire, monsieur Laloy, pourquoi Clotilde refuse-t-elle d'épouser le voilier Gardie qui a ce qu'il faut pour vous désintéresser, et qui ne demande que cela ?

- Ce que vous dites là est monstrueux, interrompit l'écoreur, et le pire est que vous n'avez pas l'air de vous en douter. Aussi je crois parfaitement inutile de pousser plus loin l’entretien. Encore un mot cependant : quel est au juste l'âge de Mlle Clotilde ?

- Dix-neuf ans au commencement de la prochaine année, M. Laloy.

- Eh bien, mon brave, cela veut dire tout simplement que, dans deux ans et quelques mois, si cela lui plaît, elle vous tirera sa révérence, et que vous aurez précisément pour gendre celui que pour le montent vous repoussez et voue désespérez. Alors, à quoi bon attendre, voulez-vous me le dire ?

Il ajouta, goguenard :

- Dîtes-moi encore, Blandamour, sera-t-il alors moins Anglais qu'aujourd'hui?

- Non, répondit aigrement Blandamour, mais je serai libre de m'en aller d'ici.

- Pourquoi ne le faites-vous pas maintenant ? Écoutez-moi et pesez bien mes paroles. Si vous retirez du prix de vente de la Bretonne la somme que vous me devez, soyez sûr qu'il ne vous restera pas de quoi acheter une barque neuve. Elle est usée, la bicoque ; je la répare et je vous y laisse en vous la louant aussi bon marché que possible. Vous voilà donc votre maître comme autrefois et sans crainte, puisque vous n'aurez plus personne à votre charge, ni fillettes, ni grande sœur. Comme on dit, vous remonterez sur votre bête, et le mariage conclu vous n'aurez rien à vous reprocher, ni sottise, ni injustice, et vous éviterez la honte d'entendre la population unanime du bourg vous répéter, sur votre passage, qu'il est odieux rien que de songer à donner une excellente et jolie fille comme la vôtre à un ivrogne qui la maltraitera aussitôt que vous aurez le dos tourné. Demandez-lui donc seulement de vous faire voir son livret militaire à la page des punitions ! Allons, est-ce dit ?

Blandamour se recueillit, ou fit semblant de se recueillir pendant un instant très court, puis se leva brusquement :

- Non, s'écria-t-il, non, M. Lalov, non et non ! et faites vendre quand il vous plaira. Moi et tous les Blandamour d'autrefois, tous nous nous retrouverons au cimetière où je m'en irai avec la consolation de ne les avoir point trahis.

- À votre aise, Blandamour, et retenez bien ceci qui est mon dernier mot, c'est que, quel que soit le prix qu'y mette l'homme de votre choix, le voilier Gardin, il me trouvera toujours derrière lui pour surenchérir. Vous y aurez votre bénéfice s'il s'entête, mais la Bretonne me restera, je vous en donne ma parole, et vous n'y remettrez pas les pieds de mon vivant. Tenez-vous donc pour averti, car je ne reviendrai jamais là-dessus. Sur ce, abstenez-vous désormais de toute nouvelle démarche ici, car vous trouveriez invariablement porte close. Il n'y a pas de place, dans la demeure des Laloy, pour les mauvais pères et les méchantes gens.

À ces mots il rentra brusquement en faisant claquer la porte derrière lui et en disant :

- Ce Blandamour, est-il tout à fait brute, ou sa raison diminue-t-elle ? M'est avis qu'il y a de l'un et de l'autre.

L’accueil que celui-ci venait de recevoir n'était pas fait pour remettre beaucoup d'ordre dans ses idées. La vente de la Bretonne était désormais une affaire sûre, sans que le date en fût précise. L'important pour lui c'était qu'elle lui échappait , car le jeune Gardin n'était pas assez riche pour lutter, sur le terrain des enchères, avec l'écoreur qui la voulait et qui retiendrait nécessairement sur le prix de vente, le montant de sa créance. De toute façon, l'affaire se présentait donc mal pour lui, et la Bretonne passant dans des mains étrangères, c'était la ruine complète de ses espérances. Tout cela parce qu'il avait plu à sa fille de s'amouracher de ce Pierre-Paul, enfant trouvé, venu on ne savait d'où, et de laisser ainsi mettre à l'encan la maison familiale dont il lui fallait faire son deuil, et où il ne remettrait plus jamais les pieds, comme venait de si nettement le lui signifier l'écoreur Laloy.

Au fond, cela seul lui importait, et même, puisqu'il en était ainsi, une seule chose lui restait à faire : s'en aller, s'éloigner de Barfleur avec sa méchante barque, bientôt hors de service, qu'il abriterait dans la petite baie de Maltot, à une lieue de là à peine, où il pourrait sans doute gagner sa vie d'autant plus aisément qu'il aurait quatre bouches de moins à nourrir. Quel oiseau de malheur, dans son existence jusqu'alors gênée, mais si tranquille, que ce jeune patron du Pluvier dont Clotilde s'était si bien férue qu'elle ne voulait pas entendre parler d'autres prétendants, et qu'elle était résolue d'attendre le jour où son mariage ne dépendrait plus que de sa volonté. Encore deux ans à peine et ce serait chose faite, à moins que d'ici là un hasard de mer n'envoyât son galant par le fond. Est-ce qu'on peut savoir ? Ainsi, il en venait à désirer la mort du brave garçon, et dans son exaspération morale, il y aurait aidé lui-même, sans la crainte salutaire des gendarmes dont la caserne, rassurante et protectrice, avec son drapeau tricolore toujours arboré au-dessus de la porte d'entrée, dans le voisinage tout prochain de cet hospice de vieux où Clotilde travaillait pour d'autres et n'avait plus besoin de lui, portait, entre ses deux étages, en grandes lettres noires.sur fond blanc, ces deux mots : Gendarmerie nationale, c'est-à-dire en langage vulgaire : Gare à ceux qui seraient tentés de faire du grabuge ou d'accomplir quelque mauvais coup !

Eh bien, s'il allait la reprendre, là où elle était, et lui enjoindre de le suivre ? C'était son droit. Au moins, il l'aurait sous les yeux, la surveillerait, l'empêcherait de courir-à ses rendez-vous avec Pierre-Paul, car il ne pouvait pas croire qu'ils ne se rencontraient point. Et après ? Quand il serait en mer, est-ce qu'elle ne serait pas libre de le rejoindre ? Et puis, M. Delinotte lui imposait et il serait bien avancé si, en présence de cet acte de folie, il lui renvoyait les trois autres sœurs qui ne lui coûtaient plus rien !

Tout cela lui mettait, de plus en plus, du noir dans l'âme, et mentalement, comme la plupart de ceux dont la conscience n'est pas tranquille, il accusait tout le monde excepté lui-même de sa misère physique et morale, jusqu'à ce voilier du diable assez avisé et malin pour ne pas pousser sur la Bretonne sans avoir l'assurance formelle de posséder la fille, et qui, en lui supposant assez d’argent pour lutter contre l'écoreur, ne risquerait certainement pas tout son avoir sur une pareille ruine. Et d'ailleurs, n’était-ce pas lui qui devait se charger de Pierre-Paul ? Une querelle entre jeunes gens, tous deux soldats d'hier et n'ayant pas froid aux yeux, est chose courante dans les réunions des jours de fêtes. Gardin, malheureusement, ne pensait nullement à cela ; la solide prestance de son rival lui donnait à réfléchir et sûrement que sans un coup d'eau-de-vie dans la tête, il ne s'y frotterait pas.

Quand un homme n'est pas content de lui-même, il en arrive bientôt et forcément à être mécontent des autres. C'était le cas de Blandamour. La contradiction l'affolait, et désapprouvé généralement dans sa conduite envers les siens et dans ses suppositions ridicules à l'égard de l'origine de Pierre-Paul, il en prenait de la colère et finissait par croire à une conspiration ourdie contre lui par les pêcheurs de Barfleur. Ainsi, au lieu de s'amender, il s'enfonçait chaque jour davantage dans son entêtement singulier. Nulle part il ne rencontrait d'approbation. M. Delinotte et le capitaine Quéruelle lui avaient assez vertement exprimé leur opinion à cet égard, et voilà que son créancier, l'écoreur Laloy, lui chantait le même air et venait de lui en dire nettement sa façon de penser. Seul, le voilier Gardin lui donnait raison et même le poussait à des extrémités et, pour le mieux circonvenir, l'emmenait au cabaret dont jusqu'alors il ignorait presque le chemin. C'est ce qui arrive généralement quand il n'y a plus personne pour retenir les hommes à la maison.

Au moment même où il sortait de chez Laloy, Gardin passait et l'aperçut. Aussitôt il le rejoignit :

- Eh bien, dit-il, l'écoreur s'est-il montré plus conciliant que de coutume et vous laisse-t-il quelque temps pour vous reconnaître ?

- Il ne m'a rien appris de tel, répondit Blandamour, mais, ce que je puis vous affirmer déjà, c'est qu'il guette la Bretonne et qu'il l'achètera coûte que coûte. Vous n'avez donc qu'à en faire votre deuil, car vous ne pouvez pas, je le crains, lutter contre lui. Et la baraque m'échappe comme le reste. Il y a des moments où je me demande si je ne fais point une lourde bêtise, irréparable même, en persistant ainsi...

- Et en ouvrant votre porte à cette canaille, n'est-ce pas ? Si c'est votre idée, Blandamour, eh bien, dites-le tout de suite, cela vaudra mieux pour nous deux, malgré les engagements solennels pris par vous envers moi. Seulement, retenez bien ceci que moi je ne les oublierai point sans lui avoir préalablement réglé son affaire. Je vous ai demandé Mlle Clotilde, vous me l'avez promise et je l'aurai.

- Je ne m'en dédis pas, mais vous la laissera-t-il prendre ? Et Clotilde, pensez-vous qu'elle revienne sur sa résolution quand elle a pour la défendre contre moi, qui suis son père, toutes les notabilités du bourg qui viendraient la reprendre chez moi quand je l'y ferais rentrer de force, et cela d'autant plus qu'elle et ses sœurs, je n'ai plus rien pour les nourrir et que, au premier jour, je me verrai obligé de décamper d'ici ?

- Éloignez-vous si c'est votre idée, reprit l'autre qui s’encolérait. Quant à moi, je m'attache aux talons de l'Angliche et je vous jure que je ne le perdrai pas de vue.

- Et après, qu'est-ce que vous allez faire car je ne suppose pas que vous soyez assez détraqué pour vous résoudre à un mauvais coup. C'est alors que nous serions dans de jolis draps !

Tout en déversant ainsi leur bile, ils descendaient vers le quai. C'était l'heure de la marée, et le flot montait rapidement. Déjà, malgré le vent presque debout, quelques bateaux louvoyaient, tiraient des bordées successives pour sortir du port, ou se faisant haler le long de l'estacade, et le Pluvier s'apprêtait à faire comme eux. Pierre-Paul était à bord, commandant les dernières manœuvres préparatoires, l'air un peu triste, à cause de ce qui s'était passé depuis quelque temps, surtout de l'obligation où il se trouvait de ne point se rapprocher de Clotilde et de ne la voir qu'à de bien rares intervalles, et si brièvement; sous l’œil bienveillant, c'est vrai, des deux vieux Barbenchon, mais où l'expansion n'était pas chose facile. Et il avait tant de choses à lui dire, à ce qu'il croyait, car il lui répétait toujours les mêmes invariablement. Heureusement, la distance était très courte du vieux logis à l'hospice, et Clotilde n'était pas longue à la franchir, aux rares heures des rencontres convenues ; et pour qu'il ne lui arrivât pas malheur, et sans qu'elle s'en doutât, quelque douanier ou quelque gendarme se trouvait toujours sur son chemin. Le capitaine Quéruelle ne redoutait pas beaucoup Blandamour, mais ce voilier qui buvait, un peu par passion, peut-être aussi pour s'étourdir, ne lui disait rien de bon.

La vue des deux compères descendant de compagnie vers le quai n'était pas faite pour donner à Pierre-Paul une physionomie plus gaie, et une certaine colère grondait en lui de les voir se rapprocher du Pluvier, en tenant, il n'en pouvait douter, de méchants propos sur son compte, mais dont la signification n'arrivait pas jusqu'à lui au milieu du tumulte de l'appareillage. D'ailleurs, pourquoi se trouvaient-ils là où ils n'avaient que faire, sinon dans le but de chercher à l'exaspérer de manière à le pousser à quelque violence en lui faisant perdre du temps.

Il se contint, tout en n’ignorant pas que, de la part du voilier, c'était un parti-pris et que tôt ou tard il devait se produire entre eux deux une rencontre sérieuse, sinon décisive ; mais il lui semblait cependant qu'entre soldats libérés cela devait se produire autrement. Il lui semblait aussi qu'il y avait quelque provocation dans l'air et qu'un éclat pouvait survenir avant l'appareillage du Pluvier. Par bonheur le capitaine Quéruelle se trouvait là, l’œil au guet, mais sachant bien que la querelle, aujourd'hui évitée, éclaterait sûrement une autre fois et qu'il ne serait pas toujours en mesure de la prévenir au hasard d'une rencontre sur le quai, sur le chemin, n'importe où, et le choc fatalement se produirait. Aussi, s'adressant à Blandamour, il lui dit assez durement :

- Votre place devrait être ailleurs qu'ici pour le quart d'heure, Blandamour, et pour sûr vous n'améliorez pas votre situation en vous conduisant de la sorte. Si vous voulez m'entendre, éloignez-vous. C'est un conseil d'ami que je vous donne et que je prierai le maréchal-des-logis de gendarmerie d'appuyer au besoin. Vous m'entendez?

Un peu penaud, Blandamour ne souffla mot ; mais aussitôt le voilier s'insurgea et s'écria, de façon à être entendu de tous les pêcheurs qui s'amassaient :

- On ne peut donc plus dire son avis sur un marin de quatre sous, et voir comment il s'y prendra pour sortir du port avec vent debout ?

Déjà, deux hommes du Pluvier s'apprêtaient à larguer les amarres qui le retenaient à quai,lorsque Pierre-Paul, pâle de colère, leur donna l'ordre d'interrompre la manœuvre, s'élança d'un bond sur le quai et vint se poser droit devant Gardin qui ne recula pas d'une semelle.

- Répète donc, pousse-cailloux, que Pierre-Paul n'est qu'un marin de quatre sous comme tu viens de le dire ; mais répète-le donc !

En vain, le capitaine Quéruelle tenta de s'interposer. Doucement, Pierre-Paul l'écarta de la main :

- Excusez-moi, capitaine, mais si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain ou après. Alors laissez-moi en finir une bonne fois avec ce ravaudeur de toile à voiles et lui donner la raclée qu'il cherche depuis quelque temps. Une bonne correction, voyez-vous, il n'y a que cela pour calmer les lâches et rafraîchir les ivrognes.

Tout en s'exprimant ainsi, avec le plus grand sang-froid, il se tenait sur ces gardes et ne perdait pas de l’œil son adversaire.

- Quand tu voudras, dit-il, je n'ai pas envie de manquer la marée pour tes beaux yeux.

Instinctivement, les spectateurs élargirent le cercle, et ce ne fut pus long. Le voilier, très vif, débuta par un coup de poing à toute volée tout aussitôt paré, et brusquement saisi à la ceinture par des doigts de fer dont les jointures lui pénétraient entre les côtes douloureusement, il se trouva bientôt suspendu au-dessus de la foule, au bout des bras de Pierre-Paul qui criait :

- Faites-moi place, camarades ! Pour aujourd'hui il ne s'agit que d'un bain ; la prochaine fois ce sera plus sérieux.

Tous s'écartèrent, et avec son fardeau vivant, Pierre-Paul se dirigea vers le quai, et une fois au bord, à quelques mètres de l'arrière du Pluvier, il s'arc-bouta sur ses deux jambes solides et balançant Gardie au bout de ses bras musclés, il le précipita dans le port où il disparut pendant un instant pour revenir bientôt à la surface et se mettre à barboter d'une façon si comique que ceux qui venaient d'assister à l'exécution rapide ne pouvaient s’empêcher de rire. Ce n'était pas une défaite de marque, mais à coup sûr une humiliation devant une bonne partie de la population marine de Barfleur, mise en bonne humeur par ce bain forcé dont les conséquences n'étaient pas graves.

Tranquillement, Pierre-Paul rembarqua et les amarres cette fois larguées pour de bon, le cotre, favorisé par le commencement du jusant, sortit sans trop de peine, pendant que les rires s'accentuaient sur le passage de Gardin souillé de boue, dégouttant de toutes parts, et que la péniche de la douane venait de recueillir au milieu du chenal.

Un seul ne riait pas, c'était Blandamour qui en récoltait quelques éclaboussures d'amour-propre et qui, déconfit, regagnait la Bretonne avec, dans les oreilles, le murmure diminuant de la foule en liesse après la douche du voilier devenu tout à coup ridicule et qui ne digérait certainement pas son involontaire plongeon, plus penaud encore lorsque le capitaine, sur ses talons, lui dit sévèrement :

- Il est des connaissances dont il serait temps de vous défaire, Blandamour, et vous ne pourriez qu'y gagner. Sachez aussi qu'il y aurait imprudence à poursuivre ce jeu-là ; et j'y veillerai personnellement, de concert avec les gendarmes. Il ne nous faut pas de querelles ni de tumultes dans cette localité si tranquille et si calme. Gardin en sera quitte cette fois pour se secouer et se décrotter, mais il fera bien désormais de s'abstenir. Dites-le lui de ma part.

Chapitre 6 >

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Journal de la Manche et de la Basse-Normandie

Année

1910

Source

Gallica