Les Humbles de la Mer 13/14

Texte

Chapitre XIII

La table était dressée dans le roufle du Myosotis, tous vitrages ouverts, à cause de la belle matinée chaude, et autour d'elle, assez serrés l'un contre l'autre, cinq convives disposés à bien faire : l’amphitryon, le maire de Barfleur, le notaire Me Nicolas, le capitaine Quéruelle et Pierre-Paul. Un matelot du yacht remplissait le rôle de maître d'hôtel, et la mer était si belle et si calme que les convives n'éprouvaient ni tangage, ni le moindre roulis. À peine ressentaient-ils les frémissements de l'hélice tournant à petite vitesse et entendaient-ils le bouillonnement de la mer qu'elle agitait dans un sillage prolongé d'écume blanche. Tout en faisant honneur au repas préparé par les soins de Mme Mercent et réchauffé sur le fourneau du Myosotis, on causait de choses et d'autres en attendant le moment du café, et le peintre, de plus en plus séduit par les charmes variés de ce pays attirant, manifestait l'intention d'y revenir fréquemment, et de répandre, par la toile d'abord, ensuite par la gravure, les nombreux sites qui le frappaient et qu'il exposerais plus tard aux Salons de Paris.

Ce matin-là, il n'était pas l'heure de parler de peinture autour de la table ; d'autres préoccupations assiégeaient l'esprit des convives, Pourquoi se trouvaient-ils là, et dans quel but M. Duhommey les avait-ils réunis ? Seuls, le capitaine et Pierre-Paul ne l'ignoraient point tout en se demandant ce qu'il allait sortir de cette réunion d'hommes dont l'estime était acquise au patron et qui, ne désiraient que son bien.

Le Myosotis, qui avait viré dans l'Est, comme pour gagner Saint-Vaast, longeait pour l'instant, à petite distance, l'anse de Maltot, si pittoresque, d'où sortaient, avec faible brise d'arrière, quelques barquettes de pêcheurs qui, par curiosité de cet élégant yacht de plaisance, cherchaient à s'en rapprocher le plus possible pour mieux voir ses détails et le mieux admirer.

Le canot de Blandamour était dans le nombre, avarié, bientôt fini, comme naguère encore la Bretonne, et sa détresse matérielle s'accusait par une voilure faite de pièces et de morceaux qui lui donnaient une apparence d'irrémédiable misère. Il traînait ses lignes avec indolence, comme de coutume, car il n'avait plus grand cœur à l'ouvrage depuis l’arrestation de Gardin et l'évanouissement de ses projets ridicules de mauvais père qu'il était, comme le lui avait si bien fait entendre le vieux voilier presque mourant, le jour même de la vente de la Bretonne à l'écoreur Laloy, qu'il ne savait pas le mandataire de Pierre-Paul. Depuis lors, tout avait marché pour lui de mal en pire, et la solitude mortelle où il se confinait ne lui inspirait point de résolutions meilleures, même s'il lui arrivait de comparer sa vie de naguère peu aisée il est vrai, mais que la sollicitude et l'adresse de Clotilde rendaient supportable, à irrémissible déchéance d'aujourd'hui. Aussi se plongeait-il de plus en plus dans. la misère et même dans l'intempérance ; et quand il lui restait quelques sous du produit de sa pêche, il courait les débits environnants, histoire de s'étourdir, et faisait même quelques stations dans ce cabaret de Montfarville où Gardin avait achevé de se perdre et de boire le peu qu'il lui restait d'argent.

Quand le café fut versé et les liqueurs apportées, M. Duhommey fit signe à l'homme de service de se retirer après avoir mis la boite à cigares sur la table, et déclara qu'il avait à faire à ses convives une communication importante, quoique très brève, concernant Pierre-Paul, et qu'il comptait sur le concours de ses hôtes pour régler une affaire qu'il était impatient de voir conclue.

- Il s'agit de Pierre-Paul ici présent, dit-il, que vous connaissez mieux que personne et dont tout Barfleur s'accorde à reconnaître la grande honnêteté ; l'ardeur au travail et l'empressement à rendre service à tous quand c'est en son pouvoir. Eh bien ! je fus chargé par un mourant, depuis quelques semaines défunt, et dont je dois vous taire le nom, de lui remettre une somme assez considérable dans le but de réparer un très grave préjudice. Pierre-Paul et le capitaine Quéruelle n'ignorent rien de la triste histoire, et celui-ci peut vous affirmer l'exactitude de mes paroles. Je me heurte cependant à un obstacle insurmontable : Pierre-Paul refuse net, et je ne l'en blâme pas, les 70000 francs que je reste chargé de lui remettre de la main à la main. Alors, je ne sais qu'en faire, et je ne veux ni repartir avec eux, ni les jeter à la mer, et c'est pourquoi je me permets de vous consulter à ce sujet. Qu'on pensez-vous, monsieur le Maire et à ma place que feriez-vous ?

- Je pense, monsieur, que pour refuser l'aubaine, Pierre-Paul doit avoir des raisons péremptoires. Quant à l'emploi éventuel de cette fortune, Me Nicolas pourrait peut-être vous renseigner mieux que personne. Il y a certes, des misères à Barfleur, comme partout, peut-être moins ; mais enfin, dans les petits ports de pêche, la vie n'est pas toujours douce ni commode, et le revenu d'une telle somme contribuerait, dans une large mesure, à diminuer le nombre des pauvres gens qui ne mangent pas toujours à leur faim.

- M. Delinotte, interrompit le peintre, on ne m'a pas trompé en me parlant de votre esprit charitable, et vous en donnez, depuis longtemps, des preuves concluantes ; mais vous comprenez que je désire me rapprocher autant que possible des intentions du donateur, et que je vous aurais une grande reconnaissance de m'y aider, autant que vous pourrez le faire. Si rien de semblable ne parait possible à réaliser, alors nous verrons à profiter de vos conseils et à les appliquer comme vous l'indiquerez.

- Je réfléchis depuis quelques instants, dit Me Nicolas, à une chose qui ne me parait pas irréalisable, et en quelques mots la voici : puisque Pierre-Paul n'accepte pas le don qui lui est destiné, je puis le placer en excellentes hypothèques. Peut-être, quand il aura des enfants, - son mariage, quelle qu'en soit la date n'est-il pas prochain ? - changera-t-il d'avis et dans ce cas, le capital, augmenté selon le temps, lui appartiendra comme aujourd'hui. Ne trouvez-vous pas que ce serait la meilleure manière de procéder ?

- M. Nicolas, dit vivement Pierre-Paul, si j'ai plus tard des enfants, ce que je souhaite, ils seront comme leur père, ils travailleront et ne toucheront pas à cet argent qui ne saurait leur appartenir, puisque je n'en veux pas.

- Si vous me le permettez, M. Duhommey, fit le capitaine Quéruelle, il y aurait peut-être moyen d'arranger les choses au gré de vos désirs.

- Parlez, capitaine, que feriez-vous ?

- Simplement ceci, monsieur, si toutefois mon projet vous agrée. On ne doit pas oublier, il me semble, que M. Delinotte, dont la grande générosité est inépuisable, a recueilli, dans l'asile, les trois sœurs de Clotilde Blandamour, et que cela constitue pour lui, une grosse charge. Voici donc ce que je proposerais et je ne crois pas que Pierre-Paul puisse y trouver à redire. Je confierais la somme à M. le Maire qui en consacrerait le revenu à l'entretien de son établissement jusqu'à la majorité des trois fillettes Blandamour ou, si vous le préférez, jusqu'au jour de leurs mariages où une dot de vingt mille francs serait comptée à chacune d'elles.

- Et les dix mille francs qui resteront ? interrompit le notaire méticuleux.

- J'y arrive, reprit le capitaine. Ces dix mille francs, que je n'ai pas oubliés, M. Delinotte, au nom d'un bienfaiteur anonyme, en remettrait la rente au vieux Barbenchon, et après leur mort, vraisemblablement peu éloignée, le principal serait acquis à l'asile. Tel est mon avis. Pierre-Paul dira peut-être que cet argent restant dans sa future famille, il lui fera le même accueil ; mais il est bon de se rappeler, cependant, qu'il vous a déclaré nettement, M. Duhommey, que lui et Clotilde, écartés de toute combinaison, c'est-à-dire ne voulant rien, il se rangerait à notre manière de voir. Je ne vois rien de mieux, je le répète, dans la circonstance, et je me flatte d l'espoir que vous penserez ainsi.

- En effet, capitaine, tout cela me semble parfait en même temps que d'une réalisation facile, et je ne vois pas qu'il y ait lieu à restrictions de la part de Pierre-Paul, puisque, comme vous venez de le dire, j'ai sa parole, et vous me tirez personnellement d'un très grave embarras. Aussi, le moment venu de mon départ, je m'éloignerai l'esprit plus tranquille. Si M. le Maire et M. le notaire acceptent, nous pourrons, je crois, nous en tenir là, et je n'aurai qu'à me féliciter de cette heureuse matinée. Dès demain nous réglerons cela d'une manière précise et définitive, en l'étude de Me Nicolas. Mais je n'en aurai pas fini entre nous, cependant, avant d'assurer le patron du Pluvier de l'estime en laquelle je le tiens. Croiriez-vous; qu'il m'a nettement manifesté l'intention de restituer ce qui fut trouvé jadis dans ses langes, avant de pénétrer chez les braves gens dont l'affection persistante l'honore si grandement. Et à qui ? À moi, puisque la somme provient de la même source que celle au sujet de laquelle vous venez de vous prononcer. Cela ne tient pas debout et je ne suis pas fâché de le lui dire en votre présence. Alors, n'en parlons plus. car ce serait même à peu près irréalisable. Reste une chose qu'il ne saurait m'empêcher de faire, celle-ci que le jour même de son mariage prochain, j'en ai, - je ne sais pourquoi, l'espoir et la conviction - je deviens son associé, et nous formons l'entreprise de pêche Pierre-Paul et Cie, et qui prospérera, pour moi, cela n'est pas douteux. J'imagine, patron, que vous ne me refuserez pas cela ?

- Excusez-moi, monsieur, reprit le capitaine Quéruelle très ému, mais Blandamour, dans tout cela, qu'en faîtes-vous ? Tant que les délais légaux ne seront pas expirés, il est le maître unique de l'heure du mariage de sa fille, à moins que vous-même ne parveniez à le convaincre, s'il n'est pas encore tombé dans l'abrutissement complet, et si, comme je n'en doute pas, vous êtes assez éloquent pour cela.

- Hum ! dit l'amphitryon, cela ne me semble pas chose commode, d'après ce que vous m'en avez dit vous-même, capitaine. J'y essaierai, et soyez assuré que je ferai pour le mieux.

À ce moment, un homme de l'équipage du yacht vint prévenir qu'il se passait en mer quelque chose d'insolite, et que les hommes n'y comprenaient rien.

Les convives aussitôt sortirent du roufle et regardèrent dans la direction qui leur était indiquée par l'homme de l'équipage. Ils aperçurent aussitôt les barques de pèche sorties de Maltot quelques instants auparavant, manœuvrant pour en rejoindre une d'entre elles demeurée isolée, en arrière, à une certaine distance de leur groupe, et dont la voilure faseyante , indiquait qu'il venait de se passer, à son bord, quelque chose d'extraordinaire.

Pierre-Paul, dont les yeux plus perçants étaient aussi plus habitués à distinguer ce qui se passait au loin sur la mer, crut apercevoir des gestes de détresse adressés au Myosotis.

- Il faudrait voir, dit M. Duhommey, en s’installant lui-même à la roue du gouvernail et en donnant l'ordre de forcer de vitesse.

La distance diminua rapidement et bientôt l'on put entendre les cris d'appel des pêcheurs, assez confus pour n'y rien comprendre. sinon qu'un malheur venait de se produire. Mais lequel ? Dans une seule des embarcations sorties de Maltot, on ne distinguait rien, pas un homme, pas un mouvement ; sans doute le patron, tombé à la mer en faisant une manœuvre, et bientôt disparu, entraîné par quelque remous accidentel ; mais comment se faisait-il que son bateau n'eût pas été saisi lui-même et drossé par le courant mystérieux, puisque personne n'était plus là pour le diriger?

Le moment n'étant pas aux conjectures, il fallait agir, et dès que le Myosotis fut à bonne portée de voix, Pierre-Paul interrogea et bientôt comprit que les pécheurs demandaient la remorque du yacht pour rentrer à Barfleur le bateau de Blandamour, au fond duquel celui-ci gisait étendu, sous les bancs, inerte et sans vie. La congestion, sous le soleil torride, l'avait foudroyé, et il était tombé, comme atteint d'une balle au cœur, victime de sa récente et par conséquent plus dangereuse intempérance.

Avec des précautions infinies, le corps fut hissé à bord du Myosotis qui prit à la remorque le vieux bateau de Blandamour et mit aussitôt son pavillon en berne, en signe de deuil, et tous les soins ayant été inutiles, toute tentative de rappel à la vie, à l'aide des moyens du yacht, illusoire et vaine, le cadavre fut étendu sur le pont, recouvert d'un prélart, d'où la tête seule émergeait, farouche sous les cheveux longs, embroussaillés, et dans la barbe inculte et négligée depuis de si longs jours, et où le sang, coulant encore du nez et des oreilles, commençait à s'agglutiner.

Pierre-Paul était atterré, en pensant surtout à la douloureuse émotion de Clotilde, au moment de la lugubre nouvelle ; car c'était son père qui gisait là, pour toujours endormi, et dans une heure aussi pleine d'angoisse, les griefs, quels qu'ils soient, même les plus légitimes, sont momentanément oubliés. Le capitaine Quéruelle lui-même ne savait comment le consoler, tout en se disant, comme le maire et le notaire, que la perte n'était pas grande et que la mort de Blandamour ressemblait de bien près à un suicide après lequel il courait depuis de si longs jours.

Comme bien on pense, la vue du Myosotis rentrant à toute vitesse avec son pavillon en berne, attirait une foule nombreuse à l'entrée du port, où les suppositions de toutes sortes se multipliaient et les spectateurs ne savaient que penser de ces quelques barques de pêche suivant le yacht d'aussi près que possible, et dont quelques-unes ayant, comme lui, leur pavillon à demi drisse, accompagnaient à distance le singulier convoi de Blandamour.

L'incertitude ne fut pas de longue durée, et lorsque le yacht entra dans le port, les questions se succédèrent à voix très haute et dans un tel tumulte, ou plutôt une telle cacophonie que, du bord, il n'y avait moyen de rien entendre. Enfin, un silence relatif se fit, et le capitaine Quéruelle, à la demande de M. Duhommey, expliqua ce qui venait de se passer en vue de Maltot.

- C'est le cadavre de Blandamour que nous ramenons, recueilli à bord il y à quelques instants, et foudroyé en mer par la congestion.

Et apercevant, dans le nombre des curieux, quelques-uns de ses hommes, il en interpella deux nominativement.

- Toulorge, dit-il, et vous Crestey, courez vite tous les deux, l'un chez le docteur Poincheval, l'autre à la gendarmerie, pour les constatations légales, et ne perdez pas votre temps.

Bientôt le docteur arriva et monta à bord du Myosotis qui s'amarrait. On enleva le prélart qui recouvrait le corps de Blandamour : rien à faire ! La besogne de mort s'était accomplie d'une façon, il pouvait l'affirmer, instantanée ; et dans la foule où circulaient déjà les pêcheurs de Maltot débarqués, on n'en put apprendre davantage, aucun d'eux n'ayant été témoin direct du drame.

Où transporter le cadavre ? Où le déposer ? La question se posa aussitôt puisque Blandamour n'avait plus ni domicile ni famille pour recueillir sa dépouille, dans Barfleur. Pierre-Paul, toujours abattu, proposa la Bretonne, où le mort n'aurait pas voulu rentrer vivant. Mais la maison des Blandamour, quoique rebâtie et restaurée, était nue, sans même une paillasse où déposer le cadavre. Le mieux, à l'idée du capitaine, était.de le transporter jusqu'à la maison-abri du canot de sauvetage où Clotilde pourrait le veiller jusqu'à l'heure des funérailles qui ne pouvaient tarder à cause de la température torride. C'est ce qui fut fait, au milieu d'une certaine agitation qui dura toute la journée, dans ce bourg si tranquille d'ordinaire. À la nuit tombante, un petit poste de douaniers fut installé, par précaution, autour de la maison-abri, tandis que derrière les quelques étroites fenêtres, faiblement éclairées, Clotilde veillait le corps de son père, étendu sur le prélart du Myosotis et enseveli, avant d'être mis en bière, dans un morceau de toile à voile. C'était la fin d'un petit drame familial sans excuse, dont le souvenir est resté vivant à Barfleur, et qui présageait la conclusion prochaine, ou la continuation, suivant les convenances, d'un roman d'amour si singulièrement entravé par la ridicule et coupable tyrannie d'un père à l'esprit détraqué par une idée fixe, et mort en quelque sorte victime de ses intransigeantes lubies.

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Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Journal de la Manche et de la Basse-Normandie

Année

1910

Source

Gallica