Les Humbles de la Mer 14/14

Texte

Chapitre XIV

Le mariage eut lieu dans les premiers beaux jours de la saison suivante, au milieu d'une nombreuse affluence, et la grande rue du bourg était pavoisée, du haut en bas, comme aux plus grands anniversaires de fêtes. Rien n'avait transpiré du mystère de la naissance de Pierre-Paul. Ce que l'on savait seulement, c'était l'affection de M. Duhommey pour le vaillant garçon, redevenu fort et solide comme autrefois, et personne ne fut surpris, sur le passage du cortège vers l'église, au milieu des drapeaux arborés et flottant à la brise, de voir à son bras Clotilde plus jolie que jamais, et radieuse surtout, à cause de l'atmosphère de sympathie qu'elle sentait partout autour d'elle. Derrière, au bras de Pierre-Paul, venait la vieille maman Barbenchon, rajeunie depuis qu'elle était rentière, coquette et brave, dans ses vieux ajustements d'autrefois, sortis de l'armoire pour la circonstance, et même, malgré le temps très beau, elle avait arboré le vaste parapluie de coton rouge sur lequel elle s'appuyait en marchant. Puis se redressait, clopin-clopant, entre le capitaine Quéruelle en grande tenue et le maire, M. Delinotte, qui venait de célébrer le mariage à la mairie, et si distrait, dans sa satisfaction d'ancien homme d'affaires du marié, qu'il en avait oublié de retirer son écharpe, le vieux mathurin, bavard comme une pie, si fâché de ne pouvoir fumer sa pipe qu'il dissimulait de son mieux une énorme chique qui lui mettait une bosse à la joue et qui se trahissait. Me Nicolas aussi était là, dans le cortège, heureux de se dire que, dans un des nombreux cartons de son étude, reposait la minute justificative des mesures concertées jadis, à bord du Myosotis, et qui assuraient l'avenir des trois jeunes sœurs de Clotilde Blandamour.

Le festin, après la cérémonie religieuse, eut lieu dans la grande salle de la Blanche-Nef, et quand vint l'heure où les langues se délient, maman Barbenchon affermait à ses deux voisins de table, Pierre-Paul et le maire, que sur le passage du cortège, au bout de la rue qui conduit au chemin de Gatteville, elle avait nettement aperçu le bienheureux Thomas Élie avançant la tête en curiosité affectueuse, et de sa main droite étendue, agitant sa crosse à plusieurs reprises, en un geste répété de bénédiction.

Il faut dire aussi que la verve du peintre s'en donnait à cœur joie, et qu'il entretenait autour de la table une bonne humeur générale et bientôt bruyante, car les convives nombreux étaient pourvus de gosiers sonores et puissants.

Tout à coup, le silence se fit, à la détonation voisine de deux petits coups de canon venant de la mer. On se leva précipitamment et l'on se bouscula aux fenêtres de la grande salle de l'étage, qui avaient vue sur le large. C'était le Myosotis qui s'avançait à toute vapeur, venant de l'Est et traînant à la remorque un cotre muni de ses agrès, en tout semblable au Pluvier, de peinture également noire, avec un beau liston rouge comme le sien et pavoisé pour la circonstance du haie en bas comme un navire de guerre.

C'était l'association convenue qui commençait ; et quand les convives eurent repris place autour de la table, M. Duhommey réclama une minute de silence, d'abord pour boire à la santé des jeunes mariés, ensuite à celle des invités, enfin à la fortune future de la Bretonne qui venait de prendre possession du port de Barfleur, et qu'il se permettait d'offrir, en cadeau de noces, aux jeunes époux si dignes de leur bonheur présent, et qui, de concert avec le Pluvier, ne tarderait pas à commencer sa fortune et à devenir célèbre dans la Manche. Ceci faisait donc deux Bretonne, l'une sur la terre, l'autre sur l'eau, aussi coquettes l'une que l'autre et aussi solides, et qui collaboreraient toutes deux à la fortune honnête d'un tel ménage si sympathique à tous, et surtout méritant.

Et quand Pierre-Paul et sa jeune femme pénétrèrent dans leur maison, parée et coquette comme celui-ci l'avait voulue, la première chose qui frappa leurs regards fut la toile peinte par M. Duhommey, suspendue dans le meilleur jour, et où l’amoureux d'hier roulant sa casquette vernie entre ses doigts, tandis que Clotilde, rouge de plaisir, étendait le linge de sa lessive le long de la haie de tamarins. Pour le moment, l'histoire s'arrête là et s'en ira pour de longs jours, croyons-nous, dans la douce et si rare monotonie du bonheur.

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Journal de la Manche et de la Basse-Normandie

Année

1910

Source

Gallica