Un sauvetage

Texte

Les lecteurs du Soleil ont peut-être gardé la souvenir de quelques chroniques de voyage dans lesquelles je leur ai détaillé, par la menu il y a quatre mois, les états de service du canot de sauvetage de Barfleur, et de son équipage de vingt-quatre hommes composé de patrons de pêche de la localité. Ces braves gens viennent d'ajouter, à la liste de leurs actions d'éclat, un exploit rappelant celui qui signala leurs débuts, lorsqu'ils sauvèrent l'équipage du trois-mâts américain Othello. C'est dans la nuit du 19 au 20 janvier, par une horrible tempête de vent et de neige que le canot est sorti avec son équipage réglementaire de douze hommes. L'autre bordée était restée à terre, et l'on verra que son concours n'a pas été inutile.

Croirait-on qu'il se rencontre des sceptiques, pour mettre en doute les services rendus par les bateaux de sauvetage ? Il y a des hommes, et en grand nombre, qui sont profondément froissés de voir accomplir par d'autres et qu'ils n'oseraient jamais tenter. Quand on leur parle de quelque acte admirable de courage et d'abnégation, ils haussent les épaules, et si on les poussait un peu, ils ne tarderaient pas à vous dire que les bateaux de sauvetage et les hangars qui les abritent sont faits pour le plaisir des yeux, que les équipages inscrits sur les rôles s'y trouvent pour la forme, et que, le moment venu, on ne les trouve jamais. J'ai entendu dire cela, par de beaux sires, avec une légèreté charmante. La meilleure manière de les convaincre serait de les y envoyer voir et de leur donner une petite place au milieu des braves qui ne marchandent point leur peau et qui, en s'enrôlant dans un équipage de sauvetage, s'engagent à répondre au premier signal d'alarme, sous peine de forfaiture.

J'aurais voulu les y voir, dans cette nuit de mercredi à jeudi, par le vent qui soufflait en foudre du large, et par la neige aveuglante. Rien de pire que cela pour les marins. Un navire surpris par une tourmente de neige, à moins qu'il ne soit en pleine mer, a toutes chances pour se perdre. Il ne sait plus où il est : la neige, autour de lui, forme un voile opaque à travers lequel rien ne pénètre, pas même la lumière des phares les plus puissants, et encore, pût-on l'apercevoir, elle est tellement dénaturée, que l'orientation est. impossible. Il est difficile à des Parisiens de se faire une idée de cela. Que ceux d'entre eux qui se trouvaient sur la place de la Concorde, dans la nuit de lundi à mardi, au milieu du grésil qui tombait eu poussière épaisse, chassé par un vent tournoyant, s'imaginent, s'ils le peuvent, un navire secoué en tous sens, sur une mer démontée, au milieu de la tempête de vent et de la tempête de neige; et peut-être par l'inquiétude momentanée qui les a saisis, apprécieront-ils mieux les transes mortelles des pauvres gens surpris en mer par la bourrasque et qui, se sachant très près des côtes, ce qu'il y a de pire au monde dans ces cataclysmes, y sont poussés par le vent et n'attendent plus qu'une chose, l'émiettement du navire sur les rochers, et par conséquent, la mort.

C'est ainsi que le trois-mâts anglais Bolivia, venant de Rouen, sur lest, à destination de l'Amérique, est venu s'échouer sous Montfarville, près de Barfleur, avec dix-huit hommes à bord, dans cette terrible nuit d'avant-hier, les mâts rompus, brisés, la coque entamée à chaque coup de mer. À minuit, les douaniers de service annoncent le sinistre au capitaine de Barfleur, président du comité de sauvetage, qui n'est autre que le capitaine Lépine, récemment décoré pour ses services et pour la grande part qu'il a prise à l'organisation du sauvetage sur la côte. Dans de telles occasions, on n'a pas de temps à perdre. C'est le cas de dire qu'on s'habille en marin. La manœuvre habituelle est strictement observée : le capitaine réveille le patron qui l'accompagne jusqu'au hangar servant d'abri au bateau de sauvetage, puis, en courant, sonne de la trompe dans les différents quartiers. C'est un signal connu. En un clin d'œil, les vingt-quatre hommes sont réunis ; douze embarquent sous le hangar même, après avoir endossé leurs ceintures de sauvetage ; les autres s'attellent au chariot, 1e traînent jusqu'au quai ; l'Othello est précipité dans le port et le voilà parti vers le large, déjà perdu dans l'ombre épaisse, à la grâce de Dieu.

Il a suffi, pour tout cela, de quelques minutes. Mais, ce n'est pas tout. Les hommes restés à terre se dirigent, au pas de course, vers le lieu du sinistre, en compagnie du capitaine Lépine et du syndic des gens de mer. Quand ils y arrivent, la côte est couverte d'épaves, de tronçons de mâts, de vergues, de planches. Le navire, jeté à la côte, et battu par d'énormes paquets de mer, tient encore, et les dix-huit hommes sont à bord. Mais tiendra-t-il jusqu'à ce que l'on puisse porter secours ? Au large, une petite flamme apparaît ; c'est une torche allumée par l'équipage du canot. L'Othello est là, mais l'état de la mer s'oppose à ce qu'il aborde le navire naufragé. N'importe ! le salut des malheureux est maintenant assuré, soit du côté du large, soit du côté du la terre, où les hommes travaillent et font tout leur possible pour porter secours aux naufragés qui, de minute en minute, voient leur navire s'émietter sous leurs pieds.

À deux heures, en pleine tempête, et grâce à des prodiges de courage, après plusieurs vaines tentatives, on parvient à faire passer à bord, une haussière, sorte de cordage très solide, formé pour l'assemblage de quatre torons, le va-et-vient est établi, et une heure plus tard, les dix-huit hommes de l'équipage naufragé sont à terre, sains et saufs. Quant au canot de sauvetage, averti par des signaux, il se met à l'abri dans une petite crique, sous le vent. Là, quand les matelots débarquent, nous écrit un témoin oculaire, recouverts de leurs ceintures de sauvetage, ils sont littéralement gelés, mouillés jusqu'à la peau, couverts de glace sur leurs vêtements et jusque dans les cheveux et la barbe. À bord, ils ont été comblés plus de vingt fois par les lames, mais, à chaque fois, les puits à soupapes et les caisses à air ont joué leur rôle, et le canot s'est toujours franchi. Mais, qu'on s'imagine la situation de ces douze hommes, engloutis à chaque instant sous des montagnes d'eau, dans leur coquille de noix que la mer remue à son gré, qu'elle renverse, qu'elle engloutit, qu'elle fait tourner comme une toupie, et qui revient sans cesse à flot, pour disparaître encore.

Tel est le nouvel exploit à inscrire au livre d'or du sauvetage, et que ces braves gens ont accompli, comme toujours, avec la simplicité du vrai courage. Il me semble qu'on ne les connaît pas assez et que la publicité se montre trop peu prodigue à leur égard. Ces actes-là ne sont pas rares, cependant, surtout par ces temps terribles qui se succèdent, sans qu'on en prévoie la fin. Le public les connaît par une simple et sèche dépêche, et voilà tout. Mais cela ne leur importe guère, ce n'est pas pour la galerie qu'ils travaillent et je gagerais qu'ils ne se doutent même pas de ce que c'est que la réclame. C'est ainsi qu'ils sont tous, le long de nos côtes, à l'affût du danger, toujours prêts à y courir, et quand, par le plus grand des hasards, une croix vient à briller sur une de ces vaillantes poitrines, il en est encore pour trouver cela drôle et pour blâmer la générosité du gouvernement : appréciations de gens qui, au premier petit nuage qui crève, se mettent à l'abri sous une porte cochère. Pour ma part, je ne sais rien au monde de plus beau et de plus noble que cette mission toute gratuite des marins sauveteurs enrôlés bénévolement sous la même bannière, qui sont l'honneur du pays, dont les hauts faits se cachent dans les colonnes de bulletins trop ignorés, comme ils se dérobent eux-mêmes aux ovations et qui, esclaves d'une vie difficile et soumise à des servitudes de tout genre, sont toujours prêts à courir au-devant de la mort, pour sauver leurs semblables, sans prendre garde à la couleur du pavillon.

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Le Soleil 22/01/1881

Année

1881

Source

RetroNews