Les Humbles de la Mer 8/14

Texte

Chapitre VIII

Dès les premiers jours de l'arrière-saison, le vieux Gardin s'affaiblit de plus en plus et bientôt s'en alla. On ne le voyait plus, depuis des semaines déjà, assis dans son fauteuil de malade, au seuil de la voilerie. La paralysie, à son terme, ne lui laissait plus un instant de repos, et il souffrait, dans toutes les parties de son corps usé, des tortures aiguës et sans répit. Le bon soleil d'automne, particulièrement chaud cette année-là, venant à lui manquer, il ne pouvait même plus se faire porter dehors, comme naguère, pour réchauffer aux vivifiants rayons ses pauvres membres abandonnés par la chaleur vitale et qui progressivement se glaçaient.

Un matin de décembre, la neige étant sur la terre, il expira, n'ayant personne près de lui qu'un de ses ouvriers qui, de fatigue, s'était endormi, la tête sur un coin de table, entre ses deux bras arrondis, auprès de la ration d'eau-de-vie accoutumée qu'il est de règle de donner aux veilleurs et aux gardiens des malades ou des morts pour les préserver du mauvais air.

En vain, quand la nouvelle fut connue, se mit-on en quête du malheureux qui avait abrégé ses jours et empoisonné la fin de sa vie, on ne le rencontra nulle part, et le lendemain seulement il reparut, les yeux secs, abruti, n'ayant même pas l'air de se rendre compte de ce qui lui arrivait, sans émotion devant le cadavre allongé de son père, et à la vue de ce visage calme, reposé dans la mort qui tendait la peau en effaçant les rides, et dans une sérénité si complète qu'il semblait dormir, n'eussent été les yeux à demi ouverts. Il n'avait qu'un désir, voir tout cela terminé, son père dans sa dernière demeure, pour revenir du cimetière au plus vite et rechercher ce qu'il pouvait trouver d'argent dans la maison, vérifier les comptes, savoir en un mot ce qu'il recueillerait pour lui permettre de continuer sa vie d'ivrogne, et pendant combien de temps.

Le vieux maître voilier étant estimé dans tout Barfleur, il y eut foule à ses obsèques. On ne peut pas en vouloir à un homme de s'être montré trop faible à l'égard d'un fils indigne, et qui venait de mourir victime de sa trop grande faiblesse. Les exemples ne sont pas rares, hélas ! des enfants qui, pour ainsi dire, dépècent leurs parents tout vivants, sans rencontrer de résistance, et l'heure venue, s'en vont derrière leur mère, momentanément repentants, éplorés et tête basse, quand, au moment irréparable, ils repassent dans leur mémoire tout leurs méfaits et toutes leurs ignominies à l'égard de ceux qui viennent de disparaître et dont ils ne peuvent plus implorer le pardon.

À part quelques créances à recouvrer dans le bourg et les petits havres de pêche environnants, l'héritage n'était pas lourd en argent liquide. La maison seule restait, ou à peu près, mais agencée pour le métier spécial, et sans autre valeur marchande que les particularités même de sa destination. Mais, comme elle avait été florissante naguère et munie d'une bonne clientèle, des acheteurs se présentèrent bientôt et l'héritier, pressé de réaliser, écouta les propositions d'un voilier de Cherbourg, actif, adroit et laborieux, alléché par le nom du vieux professionnel défunt qui se lisait, depuis de si longues années, sur l’enseigne un peu décolorée par le soleil et les intempéries, entre des ancres, des cabestans, des chaînes, des rouleaux énormes de câbles et des pavillons de toutes les formes et de toutes les nations, à n'en plus finir, tandis que, dans le lointain, un élégant trois-mâts filait grand largue, toutes voiles dehors, dans la direction du phare dont la lanterne flambait comme s'il eût fait nuit noire.

La vente de la voilerie, maison et fonds de magasin, ne pouvait cependant avoir lieu sans quelques formalités légales, et il fallut d'abord l'afficher, avec la mention « Vente après décès ». Tout naturellement cela donna l'éveil à quelques créanciers du fils Gardin, parmi lesquels la tenancière de la maison de Montfarville qui ne semblait pas disposée à la patience, et tous, d'un commun accord, ils prirent leurs précautions pour sauvegarder leurs intérêts, de sorte qu'en fin de compte il ne revint pas grand chose au triste héritier que personne n'eut l'idée de plaindre. On le vit, pendant quelque temps, rôder dans Barfleur, surtout le long du quai, à l'endroit où le Pluvier s'amarrait d'habitude, épiant sans doute le jeune patron qui ne se cachait pas, et proférant à son adresse des menaces et des injures. Il passait aussi sous les fenêtres de l'hospice, mais plus timidement, à cause du voisinage de la gendarmerie et engageant Clotilde, à haute voix cependant, quand il se croyait plus seul, à ne pas se trouver sur son chemin si elle avait quelque souci de sa personne, car il se saisirait d'elle et, de gré ou de force, l'emmènerait chez son père, dans la bicoque de Maltot où, par sa faute, il traînait la misère. Les gendarmes avertis y mirent bon ordre, et enfin il disparut avec les quelques bribes de son maigre héritage, et on ne le ru vit plus. Il revint seulement aux oreilles du capitaine Quéruelle, qu'après avoir tout mangé; ou tout bu, jusqu'au dernier sou, dans les cabarets de Cherbourg, il venait de contracter un rengagement dans son ancien régiment colonial, désigné pour la relève très prochaine des troupes similaires d'Indo-Chine. Mais Barfleur n'est pas très éloigné de Cherbourg, et le moment n'était pas venu de fermer les yeux ; au contraire, il était nécessaire de les tenir plus ouverts que jamais. C'est ce que se disait Pierre-Paul ; malheureusement il n'était pas toujours là et ne cessait de faire part de ses inquiétudes au capitaine des douanes pendant leurs repas à la Blanche-Nef.

Celui-ci le rassurait de son mieux. Est-ce qu'il n'était pas bien placé pour veiller au grain ? Et en somme il ne s'agissait que de quelques semaines de précautions et d'attentive surveillance. Quel bon débarras tout de même le jour où les coloniaux prendraient le train militaire à destination de Toulon où ils s'embarqueraient sur le transport Annamite pour ne pas revenir de sitôt ! Comment pouvait-il se faire que cet imbécile de Blandamour eût jamais pu consentir à choisir pour gendre une aussi parfaite canaille, si promptement guéri d'ailleurs de sa fantaisie amoureuse, lui, honnête homme, un peu simple d'esprit, - il n'en avait fourni que trop de preuves, le malheureux ! - mais si complètement démoralisé par ses singulières lubies ?

- Si vous voulez m'en croire, Pierre-Paul, je suis même plus inquiet pour vous que pour Clotilde, car il est certain que le gredin ne s'éloignera pas sans avoir tenté de se venger de son plongeon. Que voulez-vous qu'elle craigne ici pendant la journée ? Et le soir, vous pensez bien que le gaillard n'ira pas faire le siège de l'hospice. D'ailleurs, nous sommes avertis, et l'on veillera en conséquence. Je prie de ne pas oublier que j'ai encore, Dieu merci, jambe leste et bras solide, et comme l’œil n'est pas mauvais, comptez sur moi comme sur vous-même.

De temps eu temps, le jeune patron, quand il était libre pour quelques heures, s'en allait jeter sur la Bretonne le coup d’œil du propriétaire, mais presque toujours en compagnie de Laloy, pour ne pas éveiller les soupçons ni provoquer les bavardages. Les réparations marchaient vite. Les lézardes des murailles étaient bouchées ; les murailles elles-mêmes, enduites d'un beau porjet blanc, semblaient toutes neuves, ou, du moins très rajeunies. Il avait fallu pour cela scier le pied de vigne, vieux et usé, au ras du sol, et déjà les ouvriers établissaient les fragiles treillages le long desquels s'enrouleraient bientôt les plantes grimpantes qui rendaient naguère la Bretonne si coquette et si attrayante, malgré sa vétusté ; et même Pierre-Paul se proposait de remplacer la vigne disparue par une glycine qui pousserait vite et s'épanouirait déjà peut-être, le moment venu de son mariage avec Clotilde Blandamour. Pour ce jour-là, il voulait une maison toute fleurie, depuis le pied des murs jusqu'au faite du toit de chaume, solide encore et semé de toutes sortes de floraisons, autrement pittoresque et agréable à l’œil que ces toitures de tuiles rouges imbriquées, de physionomie si singulière et si déplaisante au milieu des chaumes rustiques si originaux et si abondamment pourvus de végétations variées, au gré des saisons.

Quel nid charmant, une fois terminé, pour abriter de nouveaux et jeunes mariés. Malheureusement, s'il était témoin de son achèvement progressif, Pierre-Paul en voyait, pour trop longtemps encore, la porte close, car il était bien résolu de n'y point pénétrer seul, avant son mariage. Qui sait, d ailleurs, si l'enrôlement du fils Gardin ne modifierait point les résolutions de Blandamour, bien assuré que, de ce côté-là, il n'y avait plus rien à faire ? Dans l'esprit des amoureux, n'y a-t-il point place pour toutes les illusions ?

Le père de Clotilde ne bougeait pas. Toujours en mer ou confiné dans son étroit et incommode logis, on ne l'apercevait guère que lorsqu'il arpentait les chemins de Montfarville et des villages voisins, roulant dans une brouette les produits de sa pêche qu'il vendait dans les maisons : coquilles variées recueillies au retrait de la mer, et poissons qu'il vidait lui-même, très adroitement, pour rendre service aux ménagères. Après quoi il rentrait pour le nettoyage de sa barque et l'inspection minutieuse de ses lignes, de ses filets et de ses engins. Étant seul, il n'avait pas la vie très difficile ou pénible, et quand la langue le démangeait par trop, il trouvait toujours l'occasion de quelque conversation avec un douanier en surveillance, généralement bavard après une station longue et taciturne.

Ce fut par celui-là même auquel il s'était adressé, lors de sa première visite à Maltot qu'il apprit et la mort du vieux Gardin et l'engagement de son fils dans un. régiment colonial de Cherbourg. C’était assurément désagréable, mais en quoi cela pouvait-il modifier sa manière de voir à l'égard de Pierre-Paul ? Ce n'était même pas sans quelque dépit qu'il voyait les jours s'écouler assez vite et se rapprocher le moment où il n'aurait plus rien à dire pour s'opposer au mariage abhorré.

Encore en était-il bien sûr:? Car, en somme, seuls l'avaient renseigné le maire de Barfleur, le capitaine Quéruelle et l'écoreur Laloy, intéressés à le tromper, sans doute. N'était-il pas plus simple, un jour de morte eau, où il avait plus de loisirs, de pousser jusqu'à Quettehou et de s'y renseigner près du greffier du juge de paix, un homme réputé à des lieues à la ronde, pour son grand savoir juridique et qui tarifait ses consultations à des prix relativement doux. Ce fut un voyage inutile, d'où il revint allégé d'une pièce de quarante sous, mais parfaitement renseigné, comme devant, sur le terme de l'exercice légal de ses droits paternels. Et, pour comble de déception, le dépit de savoir que l'autre était parti, oublieux de ses promesses de vengeance, et sans avoir entamé la peau de cet Anglais de malheur qui pouvait se pavaner à l'aise dans Barfleur, et faire le joli cœur près de Clotilde sans rien craindre, n'ayant aucun souci d'une mauvaise rencontre.

Il lui arrivait même, quand il était en mer, vent favorable, de se rapprocher autant que possible de la Bretonne, pour mieux la voir, rajeunie et requinquée, dans sa toilette nouvelle ; et il se disait que l'écoreur faisait bien et largement les choses. Mentalement, il ajoutait :

- C'est tout de même avec l'argent des pêcheurs qu'il s'est enrichi et qu'il peut se permettre ces embellissements-là !

Debout dans sa barque, il contemplait la Bretonne renaissante, à l'aide d'une vieille lunette marine qui la rapprochait sensiblement, et une certaine colère s'éveillait en lui contre l'écoreur qui la transformait ainsi et la rendait méconnaissable à ses yeux de si longue date habitués à son délabrement.

Il lui arrivait aussi, mais rarement, d'apercevoir Pierre-Paul en compagnie du nouveau propriétaire, et sa colère intime s'en accroissait parce qu'il avait le pressentiment d'un arrangement entre eux stipulé pour le jour même du mariage ; la Bretonne ainsi restaurée et embellie, louée à cet Anglais qui s’empresserait d'y abriter son bonheur insolent, sans songer même à la misérable ruine de Maltot où lui vivait à l’étroit et où il avait tout juste assez de place pour s'allonger, la nuit, et reposer ses jambes fatiguées.

Quelquefois, emporté par sa rancune, il songeait à gagner Barfleur, à la nuit close, à la traverse, sans être vu, avec de grandes précautions, et à mettre le feu à la cambuse désormais fermée pour lui. Dévorée par l'incendie, Laloy ne la reconstruirait plus, sans aucun doute, et ainsi lui-même n'aurait point le cruel témoignage de sa misère et la rancœur de la voir habitée par Pierre-Paul devenu son gendre et se prélassant, avec morgue et dédain, dans l'antique et jusqu'alors inaliénable demeure de Blandamour.

Oui mais la justice ? L'arrestation presque immédiate, - car son irréductible et fantasque haine était connue, - ne faisait pas pour lui le moindre doute, et il se voyait aussitôt en route pour Valognes, entre deux gendarmes, et de là dirigé vers Coutances où la cour d'assises ne le ménagerait pas. Mieux valait encore vivre malheureux et à l'étroit dans son vieux roufle de Maltot que de passer des années dans la cellule d'une maison centrale. Il n'y avait donc pas de Providence pour les misérables comme lui, partout et par tous honnis, délaissés sinon méprisés, et qui voient la chance et la fortune sourire éternellement à leurs pires ennemis ? Il lui en voulait même à cette Providence qu'il mettait en doute, de ne pas intervenir en sa faveur contre cet horrible Pierre-Paul, puisqu'il n'y avait plus lieu de compter sur le colonial Gardin qui pratiquait si largement l'oubli des offenses et le pardon des injures.

De voir presque tous les jours le Pluvier passer en vue de Maltot avant de gagner le large, cela l’exaspérait. Toujours hardi et entreprenant, Pierre-Paul, presque toutes les nuits, poussait très avant dans la Manche, sans songer au passage fréquent des transatlantiques et des lourds paquebots qui, par temps de brume, pouvaient arriver sur sa barque à l’improviste et la réduire instantanément en charpie, quand les feux de position sont pour ainsi dire mangés par le brouillard et que le mugissement assourdi des sirènes annonce bien leur présence dans les parages, mais sans renseigner sur leur direction d'une façon précise. Que de fois de telles catastrophes ne se produisent-elles pas, même à proximité de la terre, pour toujours ignorées, sans qu'un cadavre ou une épave soient rejetés sur les plages, au plein de la mer ! Une pareille aventure c'était cependant la fin de sa misère imméritée et la juste compensation de toutes ses tribulations. Ainsi, il en était arrivé là, dans le désarroi complet de sa pensée, de songer à la disparition possible de Pierre-Paul dans un accident de mer, et aussi à celle des hommes de son équipage. Que lui importait le chiffre des victimes pourvu que le patron du Pluvier fût du nombre !

Or, un soir, quelques semaines seulement avant ce qu’on appelle la saison des parisiens, c'est-à-dire avant le retour annuel de quelques baigneurs fidèles, artistes peintres pour la plupart, qui viennent à Barfleur passer les beaux jours, dans la douce tranquillité d'une petite ville calme et pittoresque, en une région bas-normande d'aspects parfois imposante, le plus souvent charmants, advint que Pierre-Paul fut rencontré par deux veilleurs de la douane, inanimé, en apparence, et couché tout du son long sur le dos, en travers du chemin qui contourne le fond du port, non loin de l'endroit où jadis le pêcheur Barbenchon l'avait découvert, dans son berceau d'osier bientôt flottant, que la marée montante allait infailliblement saisir et que le jusant ne manquerait pas d'emporter vers la haute mer, à travers le port encore presque sans mouvement et sans vie.

L'un des préposés fit craquer une allumette, se pencha sur le corps et le reconnut ; en même temps, il vit le sang couler, traversant le bras gauche à hauteur de l'épaule, et en telle abondance que la manche de laine de la vareuse en était presque raidie et en avait absorbé une telle quantité qu'il s'était à peine répandu sur le chemin sablonneux qui, au fur et à mesure, le buvait. Le corps ne refroidissait point et le cœur battait, quoique faiblement. Les deux hommes effrayés, et ne sachant comment s'y prendre, se trouvaient fort embarrassés et s'efforçaient de se faire entendre du blessé, mais vainement. Bientôt, il fut décidé, entre eux que l'un demeurerait en faction près de Pierre-Peul peut-être agonisant, tandis que son camarade s'en irait, au pas de course, prévenir le capitaine Quéruelle et la gendarmerie. La distance n'était pas grande, le capitaine et le maréchal des logis, chef de poste, arrivèrent, accompagnés du jeune médecin de Barfleur, M. Poincheval, muni de tout ce qu'il fallait pour les premiers soins, et qui se mit aussitôt à genoux près du blessé, l'oreille collée contre sa poitrine.

- Eh bien ? interrogea le capitaine impatient.

- Eh bien, capitaine, il respire, mais d'une façon irrégulière et spasmodique, en homme ayant perdu beaucoup de sang. Je ne serais .pas fâché cependant d'y voir plus clair, s'il y a lieu. N'y aurait-il pas moyen de se procurer quelque lumière ?

Un douanier fut expédié au plus prés et reparut avec une lanterne prêtée par le gardien du petit phare du fond du port, allumé là pour indiquer la route aux bateaux qui rentrent et auxquels il sert de point de repère entre les deux toux rouges des estacades, Alors, à la pâle et vacillante lueur de la chandelle qui coulait derrière la corne transparente de la lanterne, on vit que Pierre-Paul serrait convulsivement dans sa main droite crispée un solide bâton de houx, arme défensive redoutable, maniée par un homme expert, qui portait des traces sanglantes et à l'écorce duquel adhérait un petit morceau de peau et quelques cheveux courts, au milieu du sang déjà presque desséché. Il semblait probable que l'assassin, dissimulé derrière un massif voisin d'arbustes assez touffus, avait bondi brusquement sur sa victime qui, surprise par l'agression instantanée, avait aussitôt frappé par instinct de défense, mais avec trop peu de force et de précision pour que le bandit n'eût pu se dérober et prendre la fuite.

Deux noms vinrent aussitôt sur toutes les lèvres, ceux de Gardin et de Blandamour. On ne tarderait pas d'ailleurs à être pertinemment renseigné, dès que Pierre-Paul, revenu à lui, pourrait désigner le misérable, certainement aperçu par lui dans l'espace d'un éclair. À ce moment, le médecin se redressa, après un examen long et attentif de la blessure, dans l'entrebâillement de la manche de laine ouverte d'un large coup de ciseaux.

- Blessure pas extrêmement dangereuse peut-être, mais épuisante à cause du sang perdu. Le bras est traversé de part on part, mais rien d'essentiel n'est atteint, quoique le coup ait été porte avec tant de violence que l'arme a pénétré dans l'aisselle et a dû s'émousser sur l'omoplate. Ce ne sera donc qu'une affaire de temps et de soins, du moins je le crois. Ce que je ne crains pas d'affirmer par exemple, c'est que la blessure provient de la baïonnette d'un fusil Lebel.

- Alors, il a pas à s'y méprendre, dit le capitaine, et l'assassin a signé son couvre et s'est dénoncé lui-même : c'est le fils Gardin qui aura attendu jusqu'au dernier moment pour commettre son crime, car son régiment part demain soir de Cherbourg pour rallier Toulon par la voie ferrée. En faisant diligence, on arrivera à temps pour aviser la Préfecture maritime et faire procéder à l'arrestation immédiate du misérable, et en télégraphiant aussitôt par réquisition, l'autorité sera prévenue au plus tard dans une heure. n'est-oc pus votre avis, maréchal-des-logis ? Après quoi, dès l'aube, nous partons tous deux dans le cabriolet de la Blanche-Nef, et nous exposons plus longuement et plus clairement l'affaire à qui de droit. Mais pas de temps à perdre ! Il est même urgent de transporter ce malheureux garçon, mais où ? Ce n'est pas à son étroite chambre du Pluvier qu'il est possible de songer, et d'ailleurs il serait difficile et dangereux pour lui de l'y descendre. De plus, s'il est immobilisé pour quelque temps, il faudra bien continuer la pêche, et l'on trouvera quelqu'un, n'importe où, un patron inoccupé, soit ici, soit à Saint-Vaast ou même à Cherbourg, pour remplacer momentanément Pierre-Paul et atténuer, autant que possible, un préjudice certain.

- Ne serait-il pas mieux, interrompit le docteur, de le conduire à l'hospice ? Il est probable qu'il s'y trouve bien quelque lit disponible, et avec l'assentiment de M. Delinotte, ce serait tout de suite.

- Non, répondit le capitaine ; il serait préférable, je crois, de le porter chez les Barbenchon, c'est à deux pas et les meilleurs soins ne lui manqueront point. Seulement, il est nécessaire de les prévenir, avec des ménagements, pour épargner une trop vive émotion à l'excellente vieille qui l'a élevé et nourri. J'y cours et je vous rejoins dans quelques instants.

- Cela me donnera le temps, dit le docteur, de faire le premier pansement qui permettra de le transporter sans danger ; et si j'avais de l'eau salée, cela n'en vaudrait que mieux. Ne pourriez-vous, Magnan, en aller puiser une cruche dans le port ? Ajouta-t-il en s'adressant au gardien du petit phare, et tâchez de la remplir à l'endroit le plus limpide que vous pourrez trouver.

- Avec le flux qui pousse ferme, monsieur, ce n'est pas chose facile.

- Vous avez raison, Magnan. et nous nous contenterons, pour le moment, d'eau douce et claire qu'il est aisé de se procurer, ainsi que d'une civière pour le transport du blessé, car il faut lui épargner soigneusement tout cahot.

- Docteur Poincheval, intervint soudainement le maréchal-des-logis, ne pensez-vous pas qu'il serait bon de retirer le bâton de houx de la main de Pierre-Paul ? C'est une pièce importante pour les constatations, et que nous emporterons à Cherbourg, soigneusement enveloppée ; car, puisqu'un morceau de peau y reste collé, on verra bien s'il manque sur le crâne de l'assassin présumé et alors aussitôt confondu.

- C'est tout à fait juste, dit le docteur, mais il faut s'y prendre avec douceur et adresse pour qu'il reste tel qu'il est.

Ce fut fait sans trop de peine, mais non sans quelques gémissements du blessé qui rassurèrent M. Poincheval, en montrant que la vie persistait chez Pierre-Paul. Alors, en attendant le retour du capitaine, il mit à nettoyer attentivement la blessure, d'ouverture assez étroite, avant de l'entourer de compresses bien serrées et entrecroisées, et que de temps en temps il arrosait abondamment.

Le capitaine Quéruelle, bientôt, de retour, déclara que tout étant prêt chez les Barbenchon pour recevoir le blessé, il ne restait plus qu'à s'occuper de son transport jusqu'à l'hospitalier logis. Le mieux était de courir jusqu'à la maison-abri du canot de sauvetage et d'en rapporter un de ces brancards commodes destinés à reconduire jusqu'à leur domicile les sauveteurs blessés ou bien à transporter les naufragés à demi morts et incapables de mettre un pied devant l'autre. Ce ne fut pas long, le capitaine ayant presque toujours une des clefs sur lui. Même, il crut sage de se munir de la petite pharmacie portative qu'on emporte à chaque sortie, en prévision des accidents.

Pierre-Paul bientôt installé sur le brancard confortable, le cortège se mit en marche vers la demeure des Barbenchon, avec le moins de bruit possible et toutes les précautions qu'exigeait l'état du blessé. Mais, dans ces localités dont les habitants se couchent, pour ainsi dire, à l'heure des poules, un bruit de pas, multipliés sur le tard, surprend et réveille les endormis, et, sur le passage des portes et des fenêtres s'ouvraient.

- Eh bien ! que se passe-t-il donc ? un malheur est-il arrivé ? Est-ce un d'ici que vous charriez sur le brancard ?

- Oui, répondait le capitaine, Pierre-Paul frappé peut-être mortellement par le fils Gardin, il y a quelques instants seulement, et que nous conduisons non loin d'ici, chez les Barbenchon. Je vous en supplie, n'entravez pas notre marche, car tout instant perdu peut être irréparable. Demandez plutôt au docteur Poincheval qui nous accompagne et que voici.

Celui-ci, tout en marchant le long du brancard, soutenait entre ses deux mains le bras le Pierre-Paul, toujours inerte, et qui se trahissait seulement par quelques gémissements douloureux.

La curiosité, fortement éveillée, était néanmoins obligée de se contenir, car les curieux, et surtout les curieuses, en toilette nocturne, ne pouvaient décemment suivre le brancard et se mêler au triste cortège.

Au seuil du logis se tenaient les deux anciens éplorés, la vieille maman surtout, qui ne savait que répéter, au milieu de ses sanglots :

- Ah ! je l'avais bien dit ! Ah ! je l'avais bien dit !

Et il fallut la maintenir énergiquement pour l'empêcher de se précipiter sur le corps que les douaniers enlevèrent dans leurs bras robustes, le brancard ne pouvant pénétrer par la porte trop étroite, et déposèrent sur la couchette préparée, celle où précédemment, pendant quelques nuits, Clotilde avait reposé. Barbenchon, plus énergique, se contentait de passer ses doigts ridés sur ses paupières trop pleines et gourmandait sa femme d'un air très important : - Tu n'entends donc pas ce qu'on te dit, Sophie, et qu'il faut, à tout prix, cacher les émotions, dans l'intérêt même du petit ? - il disait toujours le « petit », en parlant du solide gaillard. qu'était devenu le jeune patron du Pluvier, - tu ne peux donc pas faire comme moi et rentrer tes larmes ? Tu ferais bien cependant d'entendre les paroles du docteur Poincheval et de t'y conformer.

Celui-ci aussitôt intervint assez sévèrement, en invoquant l'autorité du capitaine Quéruelle :

- Je regrette, poursuivit-il en s'adressant à celui-ci, que vous n'ayez pas voulu suivre mon conseil, mais il n'est pas trop tard, et nous pouvons encore nous éloigner d'ici et gagner l'hospice où tout se passera beaucoup mieux.

- Vous ignorez, docteur, que ce serait bien pire et je vous expliquerai pourquoi. Mais soyez sans crainte, Barbenchon et sa femmes savent que vous parlez dans l'intérêt du blessé, et je ne suppose pas qu'ils soient disposés à enfreindre vos prescriptions.

Il y va du salut du garçon, ajouta-t-il d'un ton plus sévère, en s'adressant aux deux vieux, j'espère que vous ne l'oublierez pas, et je n'insiste pas davantage.

- Donc, calme absolu, reprit le docteur ; demain, à la première heure, je serai là, et j'y reviendrai autant qu'il le faudra. Bien que je ne croie pas à une tournure inquiétante de la blessure, ma présence fréquente sera nécessaire, ne fût-ce que pour le renouvellement des pansements. Il est probable, et je vous en préviens, que Pierre-Paul divaguera, mais n'y prenez pas garde ; tout ce que vous lui diriez ou rien, ce serait exactement la même chose, Ie c'est-à-dire que vous y perdriez votre peine et votre salive. Rappelez-vous qu'il n'y a rien à faire avec un homme qui, pour cause de délire, ne sait pas plus ce qu'il pense que ce qu'il dit.

La vieille maman, qui avait grand mal à retenir ses larmes, se rapprocha du capitaine et lui étreignant le bras entre ses deux mains tremblantes :

- J'en étais sûre, dit-elle, M. Quéruelle, et cela ne pouvait finir autrement ; mais il n'a jamais voulu m'entendre au sujet de Gardin. C'est lui, capitaine, c'est lui qui a fait le coup en traîtrise, comme il s'en était vanté, et qui a tué mon pauvre Pierre-Paul.

- Pas plus tard que demain, nous le saurons, Mme Barbenchon, et s'il en est ainsi, et si le patron en réchappe, vous pourrez désormais dormir tranquille, car il sera logé de façon à ne pouvoir plus sortir, c'est moi qui vous en donne ma parole. Et maintenant, nous vous laissons reposer, en vous engageant à ne point vous faire trop de mauvais sang et à être raisonnable, puisque le docteur est loin de désespérer ; et demain dans la soirée, je vous le répète, dès que nous serons de retour de Cherbourg, le maréchal-des-logis et moi, j'espère bien vous apprendre la mise à l'ombre de l'assassin. Seulement, n'oubliez pas de prévenir Clotilde, jusqu'à nouvel ordre, il ne faut pas qu'elle paraisse ici. N'est-il pas vrai, docteur ?

- À aucun prix, répondit celui-ci, autrement je ne réponds de rien. Ce qu'il faut, avant tout, c'est du repos, et nous y aiderons avec ceci.

Entre les dents serrées de Pierre-Paul, il insinua le bout d'une cuiller pleine d'un sirop composé stupéfiant, dont il s'était préalablement muni à la pharmacie du bourg, en prévision de sa nécessité, à cause de la blessure signalée par les douaniers, et qu'il le contraignit d'avaler en lui serrant fortement les deux narines ; et tous s'éloignèrent de la demeure Barbenchon où, pour le moment, Pierre-Paul presque inerte, reposait, et où la vieille mère, au seuil de la pauvre demeure, disait lamentablement :

- Je voudrais être à demain pour vous voir tous revenus !

Le capitaine, laissant passer les autres, s'arrêta pour glisser quelque argent dans la main de la pauvre femme en lui disant :

- On ne sait pas ce qu'ordonnera le docteur Poincheval, et voilà pour les premières dépenses, s'il vous faut aller jusque chez le pharmacien.

En rejoignant le groupe qui le précédait, il rappela au maréchal-des-logis qu'ils devaient, au lever du soleil, partir pour Cherbourg, dans le cabriolet de l'auberge, et qu'il ne fallait pas oublier le bâton de houx destiné à éclairer la religion de l'autorité :

- Il est une chose aussi que je voudrais cependant savoir, dit-il, avant de nous mettre en route ; c'est si Blandamour n'a pas quitté Maltot pendant la soirée, et s'il n'a pas jeté lui-même Gardin sur le passage de Pierre-Paul. Six kilomètres pour aller et revenir, c'est l'affaire d'une heure au plus ; en comptant une demi-heure pour prendre langue, on serait bientôt de retour. Le temps de prévenir chez vous, ajouta-t-il en s'adressant à ses deux préposés, vous pourriez faire cela, sans trop de peine ; je vous en saurai gré, et aussitôt revenus vous ne manquerez pas de m'instruire de ce que vous aurez appris. Ou plutôt, partez immédiatement et je vais envoyer un homme aviser vos femmes que je vous ai retenus pour affaire de service, et que ce ne sera pas très long.

On entendit alors le pas cadencé des deux préposés qui s'éloignaient, celui du maréchal-des-logis regagnant la gendarmerie ; le capitaine Quéruelle rentra dans la caserne et le silence nocturne régna dans le bourg, troublé seulement par quelques cris discordants d'oiseaux de mer attardés, et par le bruit monotone du ressac sur les rochers prochains.

Chapitre 9 >

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Journal de la Manche et de la Basse-Normandie

Année

1910

Source

Gallica