Les Humbles de la Mer 2/14

Texte

Chapitre II

Tout cela ne signifiait pas grand chose, mais il en gardait de la joie plein le cœur. Clotilde ne le dédaignait pas et l'unique obstacle entre eux deux lui semblait être l'inflexible volonté paternelle. Peut-être en aurait-il raison, avec le temps, ou grâce à un hasard heureux qui lui permettrait de rendre au patron Blandamour un service inoubliable et digne de la plus enviable des récompenses. Aussi, embarqua-t-il, ce matin-là, le cœur plus joyeux. Il faut si peu de chose pour changer le cours d'idées des amoureux ! Leur âme pleine de tristesse, sinon de désespoir, se rassérène bientôt, comme le ciel et la mer après un coup de vent.

Les quelques hommes du Pluvier étaient à bord depuis quelques instants déjà et tout était paré pour l'appareillage. Il n'y avait plus qu'à disposer les écoutes des voiles autour de leurs taquets pour les amurer une fois hors des jetées, puis à larguer les amarres enroulées autour des pieux du quai. Ils n'attendaient plus que l'arrivée de leur jeune patron, qui leur semblait en retard, contre son habitude, car il se trouvait toujours le premier à bord dès le commencement de la marée. Bientôt il apparut, sauta du quai sur le pont, content de voir tout en bon ordre, les filets parés bien en place, tout prêts à être jetés à la mer aussitôt au large, saisit la barre et commanda.

Pendant que le Pluvier glissait lentement vers la haute mer avant de prendre le vent, Pierre-Paul semblait tout joyeux ; les mots prononcés par Clotilde quelques instants auparavant lui revenant en mémoire « Je prie tous les jours pour qu'il en soit ainsi ! » Il y voulait voir une sorte d'aveu ; mais que de temps aussi avant la réalisation de son rêve si Blandamour persistait dans son singulier entêtement !

Est-ce qu'il n'était pas bon Français ? aussi bon que tous ceux de son âge, ayant satisfait, et même au-delà, à ses obligations militaires, et n'avait-il pas rapporté, après sa libération, les galons de laine rouge de quartier-maître, cousus sur les manches de sa vareuse bleue de matelot ? Même, il aurait dépendu de lui seul d'aller plus loin, en restant au service, car il était estimé de ses chefs qui lui faisaient entrevoir, pour des heures prochaines, l'élégante veste de second-maître, avec sa double rangée de boutons dorés et l'ancre brodée en or sur chaque revers du collet. Et parfois, en songeant aux inexplicables et successifs refus de Blandamour, il se disait qu'en cas de congé définitif, il n'aurait pas autre chose à faire que de vendre le Pluvier, même à perte, d'aller aussitôt trouver sou ancien commandant, dont le croiseur était mouillé en rade de Cherbourg, et de lui dire, en se présentant devant lui : « Mon commandant, c'est moi, Pierre-Paul, de Barfleur, qui désire reprendre du service et naviguer de nouveau à l’État, n'importe où, mais de préférence quelque part où il y aurait du danger à courir. Est-ce que vous croyez que ce n'est pas possible ? » Le commandant alors paternellement l'interrogerait : « Voyons, voyons, Pierre-Paul, ne s'agirait-il point, par hasard, d'un coup de tête ? » Et lui de répondre : « Pire qu cela, mon commandant, c'est d'un coup de cœur. » Il trouvait même que c'était très bien dit, et se complaisait dans cette conversation imaginaire qui, un jour ou l'autre, pourrait bien devenir réelle.

Ce matin-là, ses idées étaient plus riantes que d'habitude. Quelques mots de Clotilde suffisaient pour cela; et il se les répétait encore pendant que le Pluvier commençait à danser sur la mer plus houleuse. Et même le ressac qui résonnait assez brusquement dans le raz lui paraissait moins triste qu'à l'ordinaire. Pierre-Paul était sensible aux choses extérieures, en un moment surtout où il gardait dans les oreilles la plus douce des musiques.

Quand il rentra, à la marée du lendemain, le Pluvier, chargé d'une pêche fructueuse, l'équipage enroulait, dans de profonds paniers mannequins garnis de paille, les congres encore vivants qu'il fallait saisir avec précaution, car la plupart ouvraient encore leurs larges et profondes mâchoires sanguinolentes, blessées par les déchirures des gros hameçons, et dont les morsures pouvaient être dangereuses. Ainsi, quand le temps le permettait, l'emballage se faisait en mer, au retour du large, et il était bien rare qu'il n'était point terminé, au moment de la rentrée au port, quand le Pluvier s'amarrait au quai à sa place accoutumée. Alors il ne restait plus qu'à transporter tout cela jusqu'à la gare à l'adresse d'un facteur aux halles, de Paris qui achetait le pêche en gros et faisait de bonnes affaires.

Celles de Pierre-Paul n'étaient pas moins prospères ; mais son bonheur à la mer n'excitait aucune jalousie, car il était bon et serviable et faisait autour de lui autant de bien qu'il pouvait, dans la mesure de ses moyens.

Pierre-Paul ne s'éloignait du bord que quand tout était nettoyé, paré, mis en ordre, et s'en allait prendre son repas dans une auberge du quai presque toujours morose, parce qu'il songeait à un autre intérieur plus intime, plus désirable, depuis de longues semaines entrevus, mais qui de plus en plus se perdait dans les brumes du raz. De sorte qu'il se voyait destiné à la solitude éternelle, grâce à l'implacable parti-pris de Blandamour qui vivait si péniblement toute l'année, depuis le 1er janvier jusqu'à la Saint-Sylvestre, quand il n'avait qu'un mot à dire pour se sortir de peine et chasser à jamais, loin de la Bretonne, les inquiétudes du jour et celles du lendemain.

Le jeune patron se rencontrait à la Blanche-Nef, - c'était l'enseigne de l'auberge du quai, - avec le capitaine des douanes Quéruelle, célibataire endurci, mais très brave homme, qui menait militairement ses brigades, ancien commandant d'un cotre douanier qui croisait, le plus souvent, entre les côtes de la Hague et les îles anglaises de la Manche. Il lui en était resté quelques habitudes marines, et il avait fini par se prendre d'une réelle affection pour ce garçon sans père ni mère connus qui, tout jeune encore, faisait de si bonne et honnête besogne, et qu'il voyait, avec peine, morose et mélancolique à un âge où l'on est si heureux de se sentir vivre et de respirer à pleins poumons l'air salin de la mer et l'odeur vivifiante des varechs humides.

Ce matin-là, leurs deux couverts étaient mis, comme d'habitude, vis-à-vis l'un de l'autre, tout près d'une fenêtre qui s'ouvrait sur le quai et d'où l'on apercevait, de l'autre côté du port, à travers les agrès des bateaux amarrés, la Bretonne qui, dans le voisinage de la pointe, rutilait sous le soleil. Et le temps était si clair, si limpide et si pur qu'il eût été possible, presque, de compter à distance les fleurs des capucines et des convolvulus grimpants le long de la maisonnette et contre la muraille basse de l'enclos, les mailles des filets de Blandamour qui séchaient, par cette belle matinée chaude et embaumante.

Quand Pierre-Paul entra, chaussé de ses bottes de mer qui, sur l'aire pavée de l'auberge résonnaient bruyamment, le capitaine Quéruelle l'accueillit avec bonne humeur.

- Voyons, qu'est-ce que. cela veut dire ? Alors, on ne rentre plus ? Est-ce que vingt-quatre heures de mer ne vous ont pas creusé, camarade ? En ce qui me concerne, j'ai l'estomac dans les talons. Je n'ai jamais vu en retard, pour la soupe, que les invalides et les amoureux. Or, vous êtes solide comme un cuirassé, et si vous êtes amoureux vous ne m'en avez pas soufflé mot. Il est vrai que je n'ai aucun droit à vos confidences. Mais je vois votre figure chavirée et je n'ai pas besoin d'autres renseignements. Allons, patron, cela ne marche donc pas tout seul ?

- Autant dire, capitaine, dit Pierre-Paul, d'un air décontenancé, que cela ne marche pas du tout.

- Raison de plus pour nous mettre à table, nous causerons mieux en mangeant, ou plutôt après avoir mangé. La vérité est que je n'ignore pas de quoi il retourne, mais je n'en soufflerai mot avant le café, et encore si vous êtes sages. Vous manquez d'énergie, mon garçon, et je suis désolé de vous voir de la peine.

Ils s'installèrent, et comme, chez ces solides gens de mer, la nature ne perd jamais ses droits, ils firent honneur à un large morceau de raie qui nageait dans le beurre et dans la crème, au milieu d'un cercle appétissant de pommes de terre bouillies, sous un tapis de persil haché tout frais : un des triomphes culinaires du cordon-bleu de la Blanche-Nef. Il s'en dégageait une vapeur odorante qui embaumaient toute la petite salle où ils étaient assis vis-à-vis l'un de l'autre, et le plat au milieu de la table entre deux carafes de cidre vermeil à travers lesquelles passaient. Les rayons du soleil qui les dessinaient en couleurs sur la muraille opposée.

Le capitaine, gourmand comme tous les vieux garçons, la première fringale apaisée, se mit à discourir :

- Ce n'est pas dans les villes voisines, mon garçon, Valognes et même Cherbourg, qu'on vous servira un plat de la sorte, peut-être à l'Hôtel de Normandie, à Saint-Vaast, tenu par un nommé Bisson, qui s'y connaît, et encore !, C'est à s'en lécher les babines, et si vous m'en croyez, nous ne laisserons rien au fond du plat. Un bon coup de cidre par là-dessus, suivi d'une tranche de jambon supérieur, et nous pourrons aller jusqu'à ce soir sans défaillance. Mais, je dois vous le dire, de vous voir ainsi la mine défaite, cela me fend le cœur depuis de longs jours déjà, parce que... parce que... enfin parce que ce n'est pas de votre âge, que diable !

Et le voyant regarder par le fenêtre ouverte la Bretonne tout embrasée, et qui baignait, on eût dit, ses pieds dans la mer bleue :

- Jouons franc-jeu, poursuivit-il, oui, je sais ce qui vous chiffonne : c'est une maladie qui sévit sur les garçons et sur les filles à un âge que je n'ai plus. J'ai promis de m'en taire jusqu'au moment du café et je ne m'en dédie pas, pourvu toutefois que cela vous agrée.

Pierre-Paul acquiesça d'un signe de tête. Alors le capitaine frappa à plusieurs reprises le dos de son couteau contre un verre vide et bientôt l'active aubergiste, qui savait ce que cela voulait dire, entra, portant sur un plateau sucrier, les deux tasses dans leurs soucoupes fleuries et le carafon de cognac qu'elle déposa et rangea symétriquement sur la table, puis retourna aussitôt chercher le grand filtre de fer blanc et se mit à verser, de haut, très adroitement, pour faire plus de mousse et dégager plus de vapeur odorante. Les deux convives bourrèrent leur pipe et l'allumèrent, et bientôt la fumée du tabac se mêla à la fumée du café.

- Eh bien, oui, voilà, dit après un silence le capitaine Quéruelle, cela ne va pas du tout là-bas, mais pas du tout ; et pas plus tard que ce matin même j'en ai appris de belles dans une rencontre avec l'écoreur Laloy, un brave homme, comme vous savez, mais qui, malgré toute sa bonne volonté, ne peut faire éternellement des avances à tous les pêcheurs du bourg au-dessous de leurs affaires.

Il tira de sa pipe quelques amples bouffées consécutives et toussa bruyamment pour se donner une contenance.

- Sans être précisément au bout de son rouleau, ajouta-t-il, Laloy ne peut pas oublier sa nombreuse famille et travailler toujours pour les autres.

- C'est très juste, dit Pierre-Paul, mais je ne vois pas en quoi...

- En quoi cela vous intéresse ? interrompit le capitaine, visiblement gêné. Eh bien, j'aime mieux vous le dire carrément, c'est à cause des gens de là-bas.

Du geste il indiquait la Bretonne où une fumée légère floconnait autour de la cheminée moussue, presque à fleur de chaume. Pierre-Paul ne comprenait pas ou faisait semblant de ne pas comprendre.

- Eh bien, interrogea-t-il, quel rapport cela peut-il avoir avec l'écoreur Laloy?

- Tout simplement, mon garçon, que sa patience, à la longue, est lassée ; et que, dans un délai de quinze jours, s'il n'est pas désintéressé complètement, il fera vendre la Bretonne et peut-être le bateau de Blandamour, qui ne vaut plus rien, c'est vrai, mais qui lui sert encore à gagner sa vie, ou à peu près.

- Blandamour serait facile à tirer de peine, dit Pierre-Paul, mais c'est un vieil entêté, et de plus un intraitable égoïste, car il entraîne dans sa ruine ses quatre filles qui n'y sont pour rien.

- C'est la vérité ; mais comment voulez-vous qu'il s'y prenne, puisqu'il n'a pas le premier sou, pour éteindre sa dette ?

- D'une façon bien simple, capitaine Quéruelle : me donner sa fille Clotilde et je me charge de tout, sans lui demander autre chose. Mais il ne veut pas de moi, parce que je ne suis qu'un enfant trouvé et qu'il me soupçonne d'origine anglaise. Pourquoi ? c'est ce qu'il ne saurait dire. Que voulez-vous ? C'est une idée fixe à cet homme, et il m'a juré qu'il n'en démordrait pas.

- Je n'ignore pas cela, mon garçon, et c'est à la fois idiot et coupable. Enfin, réfléchissez un peu, et si vous me chargez de négocier l'affaire, je ferai pour le mieux. Plus de crédit, plus de pain ! Cela changera peut-être la manière de voir de Blandamour qui sera seul à défendre la place.

- Croyez-moi, capitaine, il n'écoutera rien, j'en mettrais ma main entre la chaîne de l'ancre et l'écubier du Pluvier ; mais on pourrait peut-être s'y prendre d'une autre manière. Voici la chose en quelques mots. Blandamour vend par force et n'a donc plus ni domicile ni gagne-pain. Peut-être les acquéreurs ne manqueront-ils pas, et l'écoreur sera du nombre. De ce pas, et en vous quittant, je cours chez le maire pour lui raconter de quoi il retourne, et de là jusque chez le notaire, M. Nicolas, et je le chargerai de pousser les enchères, sur le bateau et sur la cambuse, jusqu'à ce qu'ils lui restent, pour mon compte, bien entendu et après l'on verra...

- On verra quoi ? Interrogea le capitaine.

- Soyez sans crainte, j'ai mon idée. Votre ami l'écoreur ne perdra pas un sou, et moi j'y gagnerai peut-être ce que je désire, à moins que Blandamour ne soit fou ou buté à son idée fixe.

- Écoutez-moi, Pierre-Paul et ne brusquons point les choses. Avant de risquer une démarche qui pourrait bien ne pas tourner pour le mieux, voulez-vous que je lui parle ? Peut-être qu'en lui faisant voir tout le ridicule et l'égoïsme de sa conduite j'arriverai à le convaincre ; et si je réussis, je vous garantis que Laloy patientera jusqu'au mariage, tout au moins jusqu'aux fiançailles. Et si Blandamour persiste, soyez assuré que je ne lui mâcherai pas les mots. Il est certain qu'il n'ignore pas les intentions de l'écoreur à son égard, et possible que cela modifie ses résolutions, car enfin, pour des raisons aussi bêtes que celles qu'il invoque, il ne peut vraiment laisser ses filles à la charité publique ou à la discrétion du bureau de bienfaisance, avec celle, leur aînée, que l'on nomme ici leur petite mère. Qu'en pensez-vous ?

- Je voudrais le croire, capitaine ; mais, tout en acceptant votre offre avec reconnaissance, je crains que vous n'en soyez pour vos frais de grande obligeance et de bonne volonté.

- C'est ce que nous verrons. Pour le reste, c'est-à-dire pour les projets dont vous venez de m'entretenir, il sera toujours temps d'y penser. Pas plus tard que demain, dans l'après-midi, et tenez, ce soir même, à l'heure du flot, car il est toujours mauvais de laisser traîner les choses en longueur, trouvez-vous sur le quai où je vous rejoindrai. Ne vous montrez pas, en attendant, dans le voisinage de la Bretonne car il est nécessaire que Blandamour ne se doute de rien.

- C'est entendu, capitaine Quéruelle, et je m'en remets complètement à vous.

Là-dessus ils se séparèrent et s'éloignèrent chacun de son côté, le capitaine vers la caserne des douanes, au bas de la grande rue du bourg, où il avait son bureau, Pierre-Paul vers son cotre enfoncé en-dessous du quai, très en contre-bas à cause de la basse-mer et où il allait veiller aux préparatifs de la sortie matinale du lendemain

Chapitre 3 >

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Journal de la Manche et de la Basse-Normandie

Année

1910

Source

Gallica