Les Humbles de la Mer 10/14

Texte

Chapitre X

Si robuste que fût la constitution de Pierre-Paul, il avait été trop grièvement atteint pour ne pas subir une convalescence prolongée, d'autant plus qu'il ne fallait rien compromettre ni rien risquer pour que la guérison fût complète et définitive. Quand il se leva pour la première fois, sa faiblesse. était extrême et son bras gauche demeurait suspendu dans un appareil fait à Cherbourg d'après les indications du docteur Poincheval, qui ne laissait à personne le soin de l'enlever et de le remettre en place. Le vigoureux garçon, si bien habitué jusqu'alors, à la vie active et fatigante de marin-pêcheur, s'impatientait de sa longue inaction, et il fallait, pour le réconforter, l'intervention du docteur qui l'encourageait et même le sermonnait.

Par bonheur la saison se maintenait fort belle et par conséquent propice à une guérison sûre et prompte. Quelques promenades ne furent point interdites pourvu qu'elles fussent brèves et favorisées par le soleil. Comme bien on pense, leur but à peu près unique, - quand on ne passait point sous les fenêtres de l'hospice, où se montrait, bientôt, à un signal convenu, une tête charmante que la guérison de Pierre-Paul illuminait, - était cette Bretonne hier presque en ruines, aujourd'hui réparée, comme il le serait lui-même bientôt. Les Barbenchon n'ignoraient point que c'était son habitation future, mais ne savaient rien encore de l'etente conclue avec l'écoreur Laloy pour l'acquisition de la maison de Blandamour et ne se doutaient pas le moins du monde que le « petit » fût propriétaire de la baraque branlante, aujourd'hui remise à neuf et d'une apparence cossue, comme une maison de bourgeois à l'aise, et déjà si fleurie qu'elle ressemblait à un gros bouquet de verdure et de floraisons qui s'épanouissaient de jour en jour sous les rayons du beau soleil estival.

C'était un bonheur infini pour le convalescent de revoir de plus près la mer bleue sous le beau ciel et surtout le Pluvier qui se balançait de l'autre côté du port et dont les sorties étaient fructueuses, sous la direction expérimentée d'un patron de Saint-Vaast qui ne ménageait point sa peine et ne volait point son argent.

On en avait presque quotidiennement des nouvelles, soit par le capitaine Quéruelle, soit par le patron lui-même qui souvent venait rendre ses comptes. Déjà l'on était même convenu d'une très prochaine incursion en mer, par temps propice, en compagnie des deux vieux Barbenchon, histoire de reprendre pied sur le pont et d'y retrouver l'équilibre d'autrefois. Quant aux anciens, dont l'agilité s'en était allée avec les années, ils s'installeraient dans le voisinage du guindeau ou sur le prélart qui couvrait la grande écoutille, à leur idée. Pour le moment, une première visite à la Bretonne était suffisante, et Barbenchon un peu plus ingambe à cause de la température clémente, fut détaché jusque chez Laloy pour y prendre la clef, car la maison était close, les réparations étant terminées ; et même à l'une des extrémités du toit de chaume, parmi les joubarbes et les iris touffus, un petit drapeau tricolore était fiché, par le soin des maçons, et frissonnait joyeusement à la brise de mer.

Ce ne fut pas sans émotion que Pierre-Paul vit, dans toute sa fraîcheur le nid presque caché sous la feuillée, ce qui, peu de temps auparavant, n'était plus qu'une sorte de masure presque croulante, depuis si longtemps négligée. La saison n'étant point encore assez avancée pour imposer aux oiseaux chanteurs le silence périodique, il s'en échappait une harmonie bruyante et confuse où dominaient le sifflet varié des merles et la flûte sonore du loriot, gros mangeur de bigarreaux rouges et blancs qui mûrissaient et se balançaient pesamment, parmi le feuillage, au bout de leurs longues queues. Ce n'était pas pour déplaire à Pierre-Paul, poétique comme tous les amoureux, et qui s'imaginait entendre, dans ces roulades incessantes et embrouillées, une aubade à l'adresse de la nouvelle hôtesse. Et même il avait le cœur si joyeux qu'il ne savait s'en taire, se jetait à l'improviste sur la vieille maman dont il entourait la taille de son bras valide et que toutes ses restrictions passées, au sujet de la lenteur du temps, s'en allaient en fumée dans l'allégresse du moment, bien que Clotilde lui manquât, et qu'il brûlait du désir de lui faire voir cette jolie et coquette demeure ainsi transformée, qui serait sienne, dans toute sa fraîcheur des premiers jours d'été, au milieu de son jardin soigneusement sarclé, où les arbres fruitiers défleurissaient à peine et où, dans le feuillage clair des cerisiers et des merisiers plus précoces, apparaissaient les petits globes rouges et noirs déjà presque mûrs, et qui attiraient en foule ces merles sifflant à gorge déployée en prévision des régals prochains.

- Ah ! maman, s'écriait-il, si elle était ici, si je pouvais lui dire que tout cela est à elle, jardin et cambuse, ne pensez-vous pas que je serais le plus heureux des hommes ?

Elle en demeurait tout étourdie et regardait fixement le « petit », le croyant devenu subitement fou, ou tout au moins ressaisi par la fièvre.

- Comment, à elle, à Clotilde, que dis-tu là, Pierre-Paul ?

- Oui, reprit-il gaiement, à elle puisque c'est à moi.

Il ajouta aussitôt :

- Maman, je viens de me trahir, mais ma foi ! tant pis ! Qui donc doit savoir cela, si ce n'est vous ? C'est pour moi que M. Laloy a fait l'acquisition de la Bretonne, et je voudrais le crier partout, par dessus tous les toits de Barfleur. Qu'est-ce que vous dîtes de cela ?

- Ce que j'en dis, Pierre-Paul ? Rien, sinon que je suis contente de te savoir si riche. Propriétaire d'un bateau et propriétaire d'une maison, m'est avis que tu n'as rien à envier au Président de la République.

- Une seule chose manque encore, maman, c'est le mobilier ; mais voilà, je ne puis rien faire sans son avis. Le nid n'est rien, je vous le dis encore, et c'est à elle de le garnir comme elle l'entendra.

À ce moment, ils aperçurent Barbenchon qui revenait en compagnie de l'écoreur, le vieux traînant un peu la jambe, à cause de ses douleurs, sur le chemin montant.

- Eh bien ! vous voilà sur pieds, Pierre-Paul, dit Laloy, en les rejoignant. Ce fut une joie pour nous tous d'apprendre que Gardin avait à peu près manqué son coup, et cela me fait plaisir de vous le dire et de vous voir hors de peine.

Ce faisant, il glissa la lourde clef dans la forte serrure, ouvrit la porte, et l'on pénétra dans la maison toute flambante neuve, avec ses murs provisoirement blanchis à la chaux et les poutrelles de ses plafonds enduites d'une bonne couche de peinture couleur de chêne, où l'artiste avait semé ça et là des nœuds irréguliers pour donner une illusion de réalité plus grande. Les deux anciens restaient muets devant une propreté aussi luxueuse, et Barbenchon. qui ignorait encore ce que Pierre-Paul venait d'apprendre à sa femme, déclara que rien ne serait plus beau quand M. Laloy aurait mis là-dedans tout ce qu'il fallait pour s'asseoir, boire, manger et dormir.

- Ça dit aussitôt Pierre-Paul, ça ne regarde pas plus M. Laloy que le Grand Turc.

Littéralement ébahi, Barbenchon interrogeait du regard tantôt Pierre-Paul, tantôt l'écoreur, en homme qui n'y comprenait rien, lorsque la vieille, incapable de retenir plus longtemps sa langue, s'écria brusquement :

- Mais, tu ne vois donc pas, Barbenchon, que nous sommes ici chez lui et que la maison de Blandamour est aujourd’hui la maison du « petit » !

Si les poutrelles du plafond se fussent soudain détachées pour lui tomber sur la tête et sur les épaules, Barbenchon n'eût pas été plus surpris. Il était littéralement stupéfait, si stupéfait même qu'il se sentait incapable de prononcer une parole et qu'il eut toutes les peines du monde à reprendre possession de lui-même :

- La Bretonne à Pierre-Paul, dit-il enfin, es-tu folle Sophie, ou veux-tu te moquer de moi ?

- Interroge M. Laloy, Barbenchon, c'est bien simple, et tu sauras aussitôt ce qu'il en est.

Pendant que Pierre-Paul souriait d'aise et jouissait de son ahurissement, M. Laloy intervint : .

- Votre femme dit la vérité, et, puisque la voilà connue, je vous déclare n'avoir été, dans l'achat, que le mandataire de Pierre-Paul, et c'est pour lui, comme nous en étions convenus, que j'ai traité l'affaire. Jusqu'ici, nous étions cinq à le savoir, lui, moi, le capitaine Quéruelle, M. Delinotte et le notaire, et ce n'est pas moi qui ai vendu la mèche.

- C'est moi, parbleu ! s'écria Pierre-Paul, et ne m'en veuillez pas, M. Laloy, mais je n'y ai pu tenir plus longtemps. Tant pis si ce n'est plus un secret ! Et je ne regrette qu'une chose, c'est que Clotilde ne soit pas là pour revoir ainsi sa maison.

Alors on s'attarda un peu pour tout visiter, plutôt dix fois qu'une, et le soleil couchant flambait déjà, à travers la lanterne du phare, quand on reprit le chemin du logis Barbenchon qu'il était temps de regagner à cause de la température fraîchissante et qui ne valait rien pour le bras encore douloureux du convalescent.

Chapitre 11 >

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Journal de la Manche et de la Basse-Normandie

Année

1910

Source

Gallica