La mort du Rubis

Texte

Dans toutes mes conversations de naguère avec le vieux pilote Antoine Basbris, et lorsqu'il me racontait ses épiques histoires de fraude dans la Manche, je m'étais aperçu que l'ancien routier de la mer ne considérait point comme une chose inerte le bateau qu'il avait sous les pieds.

Souvent il s'en exprimait d'une façon presque lyrique. Cela se comprend : un navire avec lequel on a tout bravé, la mer et les hommes, c'est comme un vieux compagnon d'armes que l'on retrouve toujours, avec quelque joie dans le cœur. On en a tant vu ensemble, tant partagé de fatigues et de misères, sans compter les beaux jours, les jours de succès où, sous les yeux des gabelous, on filait comme une flèche entre le ciel et l'eau, par brise carabinée.

Mais les bateaux, c'est comme les mortels, ça vieillit et ça s'use. Les tarets, faisant leur besogne ininterrompue, pénètrent dans la coque comme autant de vrilles, avançant petit à petit, jusqu'à ce qu'ils aient fait de la carène une véritable écumoire, aux millions de trous, et qu'il n'est plus possible de boucher d'une manière efficace.

C'en est fait, c'est-à-dire qu'il n'y a plus rien à faire A force de radouber, de mettre une pièce ici, une autre là, la vieille machine est tellement endommagée qu'il faut la délaisser et la mettre au rancart.

Ni, ni, c'est fini! Après un dernier voyage, on tire le navire à sec et les charpentiers s'y mettent. Ça se démolit comme une maison de Paris qui n'est plus bonne à rien. Seulement, au lieu de pioches et de leviers, c'est de haches qu'on se sert. On disjoint les planches qui crient, se plaignent, se lamentent, et d'où sortent des torsades de vieilles étoupes humides. Cela s'en va petit à petit, à commencer par les hauts ; puis, des ouvriers en font, dans le voisinage, des tas symétriques bientôt vendus aux enchères, et il ne reste plus rien d'un bon vieux navire, que des planches, des poutres, des madriers, des ferrailles, des mâts et des vergues usés et quelques cordages goudronnés qui fondent au soleil, avec des airs de vieux cordages ayant la conviction des bons services qu'ils ont rendus.

Le Rubis en était là, son temps était fini ! A force de rouler dans la Manche, le cotre du pilote Basbris avait pris de l'âge, et si le patron vieillissait, le bateau ne rajeunissait pas.

Il se comportait assez bien encore, par force d'habitude, et parce que les vieux bateaux qui se respectent ne peuvent pas mourir dans un grain, après en avoir vu de toutes les couleurs pendant un demi-siècle.

Mais l'heure sonne toujours, pour eux comme pour les hommes, et l'on a beau se vanter d'une fameuse carrière, il faut s'en aller et faire place à d'autres.

Le vieux pilote Basbris, malgré toute sa philosophie, ne s'arrangeait point d'une séparation définitive. Le Rubis et lui ça ne faisait qu'un. Et de voir la hache des charpentiers s'enfoncer dans les flancs de son navire ; d'entendre les plaintes prolongées qui s'en allaient gémir jusqu'au fin fond de la cale, quand le pic pénétrait entre les planches du pont, ça lui fit tellement froid au cœur, qu'il n'y tint plus et donna l'ordre formel de ne pas aller plus loin.

De sorte que ce pauvre Rubis, si coquet jadis et encore si élégant de formes, était amarré dans le sas de Saint-Vaast-la-Hougue, où, deux fois par jour, la marée le remettait à flot, excepté dans la morte-eau, où il restait des journées entières à sec, montrant les déchirures de sa carène vermoulue où pendaient encore, de ci, de là, de longues algues marines desséchées, bientôt couvertes de mouches et de poux de mer, quand le soleil se mettait de la partie.

Il n'y en a pas beaucoup pour vieillir ainsi et pour être dépecés, planche à planche, après une carrière honorable.

La mer les engloutit dans une tourmente ou bien ils s'effondrent sur les rochers des côtes, lorsque toute l'habileté et tout le courage humains sont impuissants à leur faire reprendre le large.

En avait-il vu de dures, ce vaillant Rubis, au temps de la grande fraude, lorsqu'il fallait passer en Angleterre ou dans les îles de la bonne eau-de-vie de France, ou rapporter en France une foule de riens, sans trop de prix, mais dont la douane faisait des choses précieuses.

Un beau jour, ou plutôt un jour triste, le patron s'aperçut que l'eau montait de plus en plus dans la cale, une eau verdâtre et puante, pour avoir pénétré petit à petit, et devenant tout d'un coup si envahissante, que les rats firent bientôt irruption dans la chambre et sur le pont, d'où, poursuivis, ils se jetèrent effrayés dans la mer. C'était assurément un bon débarras, mais l'eau était un fameux inconvénient.

Le patron Basbris n'y voulait pas croire. Fini, le Rubis ! fini ! Est-ce que c'était possible ? Une fois à quai, Basbris ne fit qu'un saut jusqu'à la maison du constructeur Edmond Lévêque.

Celui-ci, qui était en train de déjeuner, le voyant entrer avec cette figure bouleversée d'un homme qu'un malheur inattendu vient de frapper, s'écria :

- Eh bien ! voyons, qu'est-ce qu'il y a, Basbris, et que signifie une pareille physionomie ?

- Ne m'en parlez pas, Monsieur Edmond, ne m'en parlez pas; c'est fini, voyez-vous, et je crois bien qu'il n'y a rien à faire.

- Quoi ? Qu'est-ce que vous voulez dire, Antoine ? Parlez clairement, si vous tenez à ce que je vous comprenne.

- Deux pieds d'eau dans la cale Monsieur Edmond, et cela presque tout d'un coup, dans une traversée d'aller et retour qui n'a pas duré deux fois quarante-huit heures.

- Deux pieds d'eau dans la cale du Rubis ?

- Pour vous servir, Monsieur Lévêque; c'est comme qui dirait les poumons d'un vieux homme engorgés, et j'ai bien peur qu'il n'en réchappe pas.

- Asseyez-vous un instant, patron, et quand vous aurez pris une demi-tasse, nous irons voir de conserve de quoi il retourne; mais, pour avoir la vie dure quelquefois, vous le savez comme moi, les bateaux sont toujours mortels.

- C'est bien vrai, ce que vous dites-là, mais un cotre que votre père a construit, Monsieur Edmond, ne peut pas s'en aller comme ça sans crier gare, comme la première barque venue mise en chantier par un constructeur de quatre sous Si vous vouliez me faire plaisir, vous y verriez vous-même, et peut-être y aurait-il moyen d'en user pour quelque temps encore.

- Basbris, vous le savez aussi bien que moi, un bateau vermoulu, un homme usé, c'est la même chose, il faut en faire son deuil Seulement, il est toujours facile de construire en peu de temps une barque neuve et solide, tandis qu'on n'a pas encore trouvé le moyen de rajeunir les mortels. A votre santé, mon vieux camarade.

- A la vôtre, Monsieur Edmond, sans oublier Madame et tous les vôtres. Alors, il va falloir mettre la hache là-dedans ?

- C'est ce que vous avez de mieux à faire. La mer n'aime pas les vieilles carènes pourries, vous ne l'ignorez point, Basbris, et vous auriez tort, croyez-moi, de la tenter encore en naviguant avec le Rubis. A chacun son temps ! Votre cotre a fait de fameuses campagnes, et si vous avez des rentes, Antoine, c'est un peu grâce à lui. Sa carrière est remplie et m'est avis que si, vous aussi, vous vous reposiez, vous n'auriez pas tout à fait tort.

- Voilà ce que Suzon me répète tout le long des jours, Monsieur Lévêque; mais, voyez-vous, c'est plus fort que moi et, foi de Basbris, je ne sens plus mes douleurs quand je suis au large !

- D'accord mais il n'en est pas de même du Rubis, devenu poreux avec les années. Je vous l'ai déjà dit, Basbris, c'est une éponge, et, une fois saturée, au moment où vous vous y attendrez le moins, elle coulera. Et maintenant, je suis à votre disposition pour la visite, si le cœur vous en dit.

- Eh bien, tout de même, Monsieur; je ne serai pas tranquille avant d'en avoir la conscience nette.

Il en résulta que le Rubis était définitivement condamné, et qu'il n'y avait plus qu'à le hâler au sec pour en tirer parti, c'est-à-dire pour le débiter, le hacher, le couper en morceaux, depuis les bordages jusqu'à la quille, en mettant toutes les ferrailles de côté, pour les vendre au poids.

C'est tout ce que l'on peut faire des vieux bateaux hors de service.

Mais, lorsque Basbris s'en vint de RévilIe, pour surveiller la besogne, au premier coup de hache, le cœur lui manqua. Il lui sembla qu'une voix plaintive partait de la cale, un peu confuse, mais prolongée, quelque chose comme une lamentation de moribond, et, ma foi, des larmes lui vinrent aux yeux.

Après tout, quand le Rubis ne passerait point dans sa cheminée, sous forme de bois à brûler, il n'en mourrait pas !

Et Basbris demanda le temps de la réflexion, puis reprit la route de Réville, non sans se retourner de temps en temps, pour voir, effilé sur le ciel bleu, le mât du Rubis que, parmi vingt autres, il reconnaissait.

La réflexion dura même si longtemps que l'officier du port fit savoir un beau jour au vieux pilote, que son cotre occupait une place inutile, et qu'il fallait, dans le délai le plus bref, ou s'en défaire d'une manière ou d'une autre, ou lui chercher gîte ailleurs.

Or, un soir, une heure environ avant le coucher du soleil, Basbris s'en vint dans une embarcation avec quatre anciens, aux bras robustes encore, et, lorsque la mer fut étale, ils prirent le Rubis à la remorque, sortirent du port et gagnèrent bientôt Réville, sans trop de peine, aidés par le jusant.

Une foi, là, le pilote se hissa à bord et laissa filer l'ancre couverte de rouille, au bout de sa chaîne presque usée, et lorsqu'il fut au seuil de sa maison, le Rubis, couché sur le flanc, était bientôt à sec, tant la mer s'en allait vite aspirée par le large, par un temps de sizygie.

Le cotre étant destiné à la démolition, mieux valait que la mer s'en chargeât. Mais, de le voir de jour en jour s'en aller en décrépitude, se coucher à la basse eau, comme un vieux poisson mort, se redresser péniblement avec le flux et virer lourdement au bout de sa chaîne, cela rendait Basbris morose, et, le soir, à l'heure de la soupe, il s'en expliquait avec sa femme et confessait, entre deux cuillerées, le peu de courage qu'il avait de laisser mourir ainsi, à petit feu, ce camarade des anciens jours avec lequel, s'il l'eût voulu, il serait allé jusqu'au bout du monde.

Mais voilà les hommes sont tous des égoïstes, et pour s'épargner le moindre chagrin, ils laisseraient souffrir et gémir, des semaines et des mois entiers, un bateau qui n'en peut mais; tout cela par pusillanimité, et pour s'épargner quelques heures pénibles !

Et, de temps en temps, Basbris répétait :

- Il faudra pourtant bien que ça finisse! Et je serais bien avancé, ma foi, si le pauvre vieux était mis en pièces, par quelque coup de vent d'équinoxe. Qu'est-ce que tu dis de cela toi Suzon ?

- Je dis que tu n'es plus qu'un vieux radoteur et sans un sou de volonté. C'est toujours ainsi du reste, quand les hommes vieillissent.

- Connu, connu ! reprenait Basbris, on sait bien parbleu ! qu'il n'y a que les femmes pour rester raisonnables jusqu'à vitam æternam, Suzon, puisque tu t'y connais si bien, qu'est-ce que tu ferais?

- Ça n'est pas mon affaire mais se faire quotidiennement du mauvais sang pour une vieille barque qui s'en va de misère, voilà ce que je ne comprends pas, et c'est déjà bien assez de garder sa pitié pour les humains.

Basbris se contentait de hocher la tête d'un air peu convaincu, et le souper terminé, bourrait sa pipe qu'il allumait bruyamment, et, les deux mains dans les poches de sa culotte, faisait les cent pas le long de la dune, les yeux toujours fixés sur le Rubis, dont la silhouette encore élégante, grâce à la distance, se détachait à merveille sur le double azur pâlissant de la mer et du ciel.

Et Suzon qui vaquait aux soins du ménage bougonnait suivant son habitude.

- Non, vraiment on n'a pas idée de ça, et bien malin celui qui pourrait lire dans la cervelle d'un homme et savoir ce qu'elle contient de lubies Un bateau, c'est un bateau, et quand il a fini son temps il n'y a plus rien à en faire Seulement, au lieu d'être perclus de rhumatismes, comme les vieux patrons, ils ont des trous dans leur carcasse ce qui ne vaut pas mieux.

Elle allait longtemps ainsi, parlant toute seule et ne s'interrompant qu'à la nuit tombante, pour héler le pilote qui s'attardait sur la dune :

- Voyons, Basbris, à quoi penses-tu donc, et ne sens-tu pas l'air fraîche qui va travailler tes jambes ? Il faudra donc toujours te surveiller comme un enfant ?

- On y va Suzon, on y va; ne te fâche pas, la mère, car si l'air du soir ne vaut rien pour les rhumatismes, la colère ne vaut pas mieux pour les femmes, il y a près de quarante ans aujourd'hui que je t'ai dit cela pour la première fois. Et quoique toute jeunette, Suzon, j'ai remarqué qu'alors tu étais beaucoup moins vive qu'à présent.

- Parbleu, Antoine, tu faisais dans ce temps-là tout ce que je voulais.

- Tandis qu'aujourd'hui?

- Tandis qu'aujourd'hui, tu n'en fais plus qu'à ta tête.

- Elle est plus solide que la tienne, Suzon, reprit en riant le vieux pilote. Sais-tu seulement que notre aîné va venir en permission de quarante-huit heures samedi soir ?

- Est-ce que tu me l'as dit, Basbris pour que je le sache?

- Ma foi, c'est vrai, Suzon, et je suis bien obligé de convenir que la mémoire ne gagne pas: mais sais-tu, j'ai rencontré le piéton de la poste sur la route, dans l'après-midi, et il m'a remis la lettre de Louis. Ça lui épargnait du chemin à ce garçon ! Alors j'ai lu la lettre du fils et je l'ai glissée dans ma poche. Tiens Suzon, la voilà !

- Eh bien, Basbris, quand tu viendras nous parler de ta tête, après ça, on saura ce que ça veut dire.

- Je m'en accuse Suzon, mais depuis quelque temps, j'ai des soucis, des idées qui me tracassent et il faudra bien que ça finisse. De voir le Rubis inactif là, dans la baie, ça me fend le cœur, et aussi vrai que je te le dis, il faut que je l'enterre.

- Ah ça, par exemple, enterrer un navire, voilà ce que je n'ai jamais entendu dire, de Barfleur jusqu'à Grandcamp. Oui, elle est solide, ta tête, Basbris, et elle ne doit pas peser lourd sur tes épaules ! Parlons-en !

- Tu ne comprends donc pas que c'est une manière de s'exprimer? Enterrer le Rubis, s'en défaire et ne plus le voir là, à toute heure de jour, même de nuit, pendant la lune, comme un vieil invalide ayant tout le regret du large.

Et il ajouta, avec le plus grand sérieux :

- Je l'ai bien, moi: pourquoi donc un bon vieux serviteur de bateau ne l'aurait-il pas ?

- Tu dis des bêtises, Antoine, et tu n'es qu'un païen, S'il pense ainsi, ton Rubis, que ne le dit-il ? Est-ce que tu l'as jamais entendu parler ?

- Pas tant que toi, Suzon, ça c'est sûr: mais ce n'est pas une raison pour qu'il ne se rende pas compte de son inaction et de ses infirmités.

- Veux-tu que je te dise, Basbris, prends ton grog et laisse-nous tranquilles. Tu parleras de cela dimanche à Louis, si le cœur t'en dit. Il est plus instruit que nous, et s'il a entendu parler des bateaux, lui qui est toujours en mer, et sur les cuirassés de l'escadre, je croirai tout ce que tu voudras et même que ce n'est pas la lune, mais bien le soleil qui monte, là-bas, dans le ciel, derrière les îles.

Le vieux pilote s'assit, d'un air découragé et se contenta de dire, entre haut et bas :

- Il y a des choses que les femmes ne peuvent pas comprendre.

Mais Suzon, qui voulait toujours avoir le dernier mot, s'en vint remplir d'eau chaude le verre du pilote et posant, sur la table, le carafon d'eau-de-vie.

- Eh bien, hèle-le donc un peu, pour voir, Basbris, et s'il répond à l'appel, je reviens sur tout ce que j'ai dit.

Antoine Basbris se contenta de hausser les épaules, d'un air de pitié, bourra et alluma une seconde pipe, et se mit à contempler, à travers la fenêtre ouverte, le beau crépuscule d'été qui, petit à petit, noyait, dans son ombre envahissante, le port de Saint-Vaast, où les mâtures des navires apparaissaient, comme autant d'aiguilles noires, sur le fond clair du ciel, et semblaient plus hautes, à cause de la perspective, que la ligne onduleuse des coteaux de Morsalines, où le phare allumé faisait l'effet d'un gros ver luisant, au ras du sol.

Le Rubis, étant plus voisin, se voyait mieux et comme, en ce moment, le flot se faisait sentir, il le poussait, tout au bout de sa chaîne, où le cotre demeurait, pendant quelques instants, immobile jusqu'à ce qu'un remous ou un autre le fit tourner, dans tous les sens, de sorte qu'il se montrait, tantôt de face, tantôt dans toute sa longueur, au caprice de la marée.

Et le vieux pilote trouvait que le cotre usé, condamné à mort, faisait encore assez bonne figure, et que c'était bien dommage de le laisser ainsi se morfondre, dans cette baie, tantôt roulant avec le flot, tantôt couché sur le flanc, presque à sec, dans le maigre filet d'eau que fait la rivière du Saire, à travers les sables humides, elle si belle, si verte, si murmurante et si bavarde, dans tout son parcours, au milieu des gros herbages et des prairies du val où elle chante une si douce et si persistante musique.

Ce fut vers ce moment psychologique que j'arrivai, en pleine saison caniculaire, et ma première visite fut pour le vieux pilote. Il était précisément sur le pas de sa porte :

- Ah ! Monsieur, me dit-il, on ne vous voit plus, tous les jours, par ici, et je me suis demandé bien des fois déjà si vous pensiez encore aux anciens amis. Donnez-vous la peine d'entrer ; Suzon sera enchantée de vous voir. On parle souvent de vous, dans la cambuse, et vous êtes presque de la famille.

- C'est un grand honneur pour moi, lui dis-je, et vous voyez que je ne me gêne point avec vous.

- Il ne manquerait plus que cela, fit-il ne sommes-nous pas de trop vieux amis, pour qu'il y ait la moindre cérémonie, entre nous ? Mais, excusez mon indiscrétion, êtes-vous dans le pays pour longtemps ? Si je vous pose cette question, Monsieur, c'est que notre fils aîné, lieutenant de vaisseau, attaché au port de Cherbourg, arrive samedi soir, pour quarante-huit heures, et que je serais fort heureux de vous le faire connaître.

- L'honneur sera pour moi, Pilote, et ce n'est ni dans une, ni dans deux semaines, que je compte m'éloigner d'ici.

- Alors, tout est pour le mieux et, si vous le voulez, entrons.

Nous entrâmes dans la maison connue, propre et luisante comme le pont d'un navire de guerre, avec son aire un peu inégale, mais où tout brillait d'un éclat de propreté sans pareille.

Sous un énorme globe de verre fabriqué tout exprès, et sur commande, posé tout juste au milieu du chambranle de la cheminée, une foule de cadeaux souverains faits au pilote-major, étaient rangés, dans un désordre apparent, mais charmant des jumelles marines, dans leur armature dorée; un chronomètre presque large comme une assiette; des boucles d'oreilles énormes, données par la reine d'Angleterre, pour Mme Basbris, beaucoup d'autres choses encore et, au milieu de tout cela, la croix de la Légion d'honneur, avec son large ruban rouge, posée obliquement dans un écrin capitonné, et dont la blancheur éclatante faisait ressortir, et la croix et .le ruban, renouvelé aussitôt que terni, au bout duquel elle était suspendue.

Et partout, une foule de choses de la mer, attachées soit au plafond, soit le long des murailles, en un rangement pittoresque, pour la plupart des objets rapportés de leurs croisières lointaines, par les fils : des porcelaines de Chine, des étoffes du Japon, chatoyantes et éblouissantes, et jusqu'à des armes de guerre de la Nouvelle-Calédonie, avec un masque terrible de chef, cloué au-dessus de la cheminée, juste en face de la porte, et qui grimaçait d'une façon effrayante.

- Vous connaissez tout cela, me dit le vieux pilote, mais, quand vous aurez souhaité le bonjour à Suzon, je vous montrerai autre chose.

Et il se mit à crier :

- Suzon, Suzon, où donc te caches-tu? Il y a là quelqu'un qui voudrait te dire deux mots.

Nous entendîmes aussitôt des pas pressés sur le plafond, et plus lourds bientôt sur les marches de l'escalier et M. Basbris apparut, souriante

- Ah ! Monsieur, dit-elle, je suis bien contente de vous voir ici, et j'avais déjà reconnu votre voix mais, avec ce bavard de Basbris, il n'y a rien à faire, tant qu'il n'a pas dégoisé tout à l'aise.

- C'est bon, c'est bon, interrompit le vieux pilote offre-nous donc quelque chose, Suzon, et l'on te tiendra quitte du reste. Avec un soleil comme celui-ci, on a toujours soif, et j'avalerais, pour ma part, la mer et les poissons.

Et Suzon, aimant toujours à le taquiner, s'écria :

- Parbleu ! c'est connu, manger et boire, il ne pense plus qu'à cela.

Il se mit à rire, à sa façon muette, et prit Suzon par la taille :

- Vous savez. Monsieur, toujours la même ! Elle ne vaut pas cher mais, ce qui me console, c'est qu'il y a bien pire. Et puis, ne faut-il pas toujours se contenter de ce qu'on a ?

- C'est d'un sage, lui dis-je; mais votre lot n'a pas été mauvais mon vieux camarade et si la vie vous fut douce, en somme, Mme Basbris y peut compter pour quelque chose.

- Dites pour tout, Monsieur, dites pour tout Dieu merci ce n'est pas moi qui me plaindrai jamais de l'existence. Des hauts, des bas, des transes et quelques chagrins, ce serait trop beau s'il en était autrement ; mais la vraie peine, nous ne connaissons pas ça. Et pourtant, tel que vous me voyez, je ne suis pas gai, pour le quart d'heure.

- Préparez-vous, Monsieur, dit Mme Basbris, pour sûr, il va vous conter son antienne.

Basbris ne sembla pas prendre garde à cette malice, mais allongeant le bras, l'index tendu vers la haie, rutilante sous les rayons du soleil.

- Est-ce que vous ne reconnaissez pas ce particulier-là ?

Ce particulier-là, c'était le Rubis qui dansait, remué par les petites vagues de la marée montante, et bientôt étale.

- Oui, dis-je, c'est une vieille connaissance.

- Eh bien, Monsieur, gardez son image dans votre mémoire, car c'est un bateau condamné, et je vous invite à ses funérailles. Ce sera pour dimanche soir, par marée de pleine lune.

Et il ajouta :

- De le voir comme cela, tous les jours, sous mes yeux, cela me fait une peine que je ne saurais vous dire. Lui si vaillant, réduit à tourner, sans cesse, au bout de sa chaîne, et presque toujours le beaupré vers le large, comme par envie de sortir, c'est un spectacle qui m'inspire des idées noires Et alors, je me suis dit, Monsieur, qu'un navire devait finir comme beaucoup de marins, dans l'eau. Venez dimanche, mon fils Louis sera là, et Suzon nous fera un ou deux plats de sa façon après quoi, nous embarquons, aux premiers embrasements de la lune derrière les îles, et l'opération faite, nous vous ramenons au bout de ta jetée de Saint-Vaast, à moins que vous ne préfériez passer la nuit chez nous.

- De quelle opération voulez-vous donc parler, Pilote ? lui demandai-je.

- Ça, dit-il, c'est mon affaire; mais, vous ne me ferez pas la peine, je l'espère, de refuser mon invitation.

Le dimanche suivant, vers midi, car c'est à midi qu'on dîne, dans ces contrées, nous étions à table, dans la maison du pilote, son fils, le lieutenant de vaisseau, en uniforme de petite tenue, un patron de Réville, du nom de Hautemanière, encore solide, malgré la cinquantaine passée, le pilote, dans son costume des dimanches, avec sa croix au bout de son ruban rouge. Hautemanière avait aussi la sienne, et Suzon, affairée, courait de la cheminée à la table, toujours alerte, malgré les années, et se redressant, avec un air de satisfaction marquée, lorsque nous lui détachions, l'un ou l'autre, un compliment sur la qualité de sa cuisine.

Le pilote seul bougonnait. C'était dans ses habitudes de ne jamais rien trouver à son goût; ce qui n'empêchait point les plats de se trouver nettoyés, comme par miracle, et c'est toujours lui qui leur disait le dernier mot.

Dans la baie, le Rubis était couché sur le flanc et semblait regarder le flot qui, tout là-bas, sur les roches de Dranguet, mettait son interminable frange d'écume blanche. On voyait sa grand-voile à demi-serrée, et ses deux focs qu'il n'y avait qu'à hisser et qui pendaient en dehors, en larges plis que le vent remuait quelquefois ; tout cela très usé, très rapiécé, de vieilles voiles hors d'usage, précisément à force d'avoir servi.

Le pilote avait passé une bonne partie des dernières journées à faire cette installation, presque à lui seul. Tout au plus avait-il accepté le concours de Hautemanière, parce que celui-ci était un marin fini, comme on n'en connaissait point des douzaines, à bien des lieues à la ronde.

Suzon, enfin assise, à son tour, pendant que le café passait dans le grand filtre familial, regardait, avec complaisance, son garçon, superbe dans son élégant uniforme. Il lui manquait les deux autres, également officiers, mais si loin, si loin, qu'il eût fallu franchir bien des horizons, et d'autres encore, pour apercevoir le bout de leur nez.

Et l'on bavardait, tout en fumant, chacun racontant quelque chose, un fait d'armes ou un fait de fraude, avec cette couleur pittoresque qui donne aux histoires des marins un relief si extraordinaire.

Enfin, le flot se montra. Il arrivait, tout doucement, remplissant d'abord le lit de la rivière, puis montant dans les flaques environnantes que bientôt il comblait.

Le temps était admirable, un temps d'août tout plein d'azur, au ciel et sur la mer, où l'on apercevait, de place en place, de petites voiles qui couraient et, dans le fond, la ville de Saint-Vaast incendiée par le soleil qui commençait à s'en aller dans l'Ouest, et, au-dessus de tout, la tour cylindrique de la Hougue, avec son paratonnerre oblique qui, dans la fournaise, scintillait comme une baïonnette :

- Allons, dit le pilote, quand les tasses furent vidées jusqu'à la dernière goutte, il est temps d'embarquer ! Suzon nous préparera, pour le retour, quelque chose de soigné, mais, pour le moment, c'est fini de rire !

Nous embarquâmes, tous quatre, dans la chaloupe du cotre, beaucoup plus jeune que lui, pour avoir été souvent renouvelée, Basbris et Hautemanière aux avirons, le lieutenant à la barre, moi près de lui, et nous nous dirigeâmes vers le Rubis.

Quand nous accostâmes, il était à flot, et les focs trempaient dans la mer. En peu de temps, nous fûmes sur le pont. On dérapa ; le pilote et Hautemanière hissèrent les voiles, et la chaloupe attachée à l'arrière du Rubis, nous voilà partis, avec un petit vent de terre qui ne faisait pas de bruit, mais avec lequel il n'y avait pas moyen de faire beaucoup de route.

Une fois hors de la baie, le pilote fit gouverner dans l'Ouest, et, sous sa vieille voilure toute rapiécée, le cotre fila plus rondement, comme dans son bon temps, sous l'allure grand-largue où jadis il faisait merveilles.

Nous ne disions mot, et, peu à peu, le crépuscule arrivait, le soleil tombant, grand train, derrière les coteaux de Morsalines. En même temps, à l'horizon opposé, se répandait comme une lueur de fournaise, et bientôt la pleine lune apparut, rouge comme du sang, derrière les îles, et montant, dans le ciel, avec une précipitation inouïe.

Le Rubis gémissait un peu, mais glissait, sans rouler, sur la mer à peine ridée qui, le long de ses flancs, faisait une douce musique monotone.

Tout à coup, le pilote éleva la voix, disant que le moment était venu de descendre, et, en même temps, il donna l'ordre à Hautemanière de larguer les écoutes, de sorte que les voiles se mirent à clapoter, sans fracas, par cette toute petite brise.

Nous descendîmes, dans la chaloupe, l'un après l'autre, à l'exception d'Antoine Basbris qui disparut momentanément par l'ouverture de la cale.

Quelques instants après, il se montra à l'arrière, s'affala dans la chaloupe comme nous avions fait, reprit son poste avec Hautemanière et, l'amarre qui nous retenait au Rubis aussitôt larguée, nous nous éloignâmes, en quelques coups d'avirons.

Alors, un spectacle que je n'oublierai jamais s'offrit à mes yeux.

Les avirons rentrés et l'avant de la chaloupe tourné vers le Rubis, nous regardions le cotre presque immobile, sentant qu'il allait se passer quelque chose d'inattendu, mais quoi ? Tout ce que je sais, c'est que les yeux du pilote étaient pleins de larmes et que, de temps en temps, quelque chose comme un sanglot étouffé sortait de sa poitrine.

Dans ce silence solennel, sous l'éclat de la lune qui, à mesure de son ascension, jetait, dans la mer, un faisceau de lumière de plus en plus rutilant, avec les yeux brillants de tous les phares qui, de la côte et des îles scintillaient à qui mieux mieux, le cotre apparaissait, presque immobile, sans autre mouvement appréciable que celui des voiles faséyantes qu'une risée de vent agitait, avec un bruit qui venait jusqu'à nous, à travers cette nuit sonore.

Tout à coup, il eut comme un frémissement et tournoya sur lui-même et il en arrivait un ronflement étrange et qui, de seconde en seconde, croissait.

Bientôt, en moins de temps que je n'en mets à l'écrire, ce fut un grondement ininterrompu de turbine, et nous le vîmes qui s'enfonçait, par l'avant, le nez dans l'eau et l'arrière surélevé.

C'était, comme si un monstre marin s'efforçait de l'entraîner dans le gouffre, pendant que son mât, à mesure que le bateau s'enfonçait, faisait, sur l'horizon clair, une ligne noire de plus en plus oblique.

Puis, il y eut un dernier spasme, une sorte de vague écumante qui, sortant du cotre, se répandit sur la surface plane de la mer Et, avec la rapidité de l'éclair, le Rubis disparut.

Maintenant, le vieux pilote pleurait à chaudes larmes, et pendant que nous faisions route vers l'anse de Réville, il n'y eut pas une parole d'échangée entre nous.

Seule, la voix de Hautemanière se fit entendre, rythmant le mouvement des avirons, avec un vieux refrain de navire, oublié aujourd'hui peut-être et qui venait du fin fond de l'antique Armorique :

La brise chante dans les voiles
Tantôt plus bas, souvent plus haut.
La mer chante sous les étoiles,
Mais rien de tout cela ne vaut
Un air de la vieille Bretagne
Qu'on fredonne jusqu'à la mort.
C'est tribord qui gagne, qui gagne.
C'est tribord qui gagne bâbord.

Et se rendant très bien compte de l'état d'âme de Basbris, il se mit à entonner, avec plus de force encore pour l'exciter, ce couplet patriotique tant de fois répété le long de la côte depuis les heures désastreuses :

Vive Brest, et vive la France !
Par escouade et par bataillon,
Des Vosges aux bords de la Rance,
On veut garder son pavillon.

Ceux de Bourgogne et de Champagne,
Savent découdre qui les mord !
C'est bâbord qui gagne, qui gagne.
C'est bâbord qui gagne tribord!

Nous écoutions, dans un silence recueilli, cette voix solide et bien timbrée qui troublait seule le silence nocturne, avec le clapot sur les flancs de la chaloupe et l'eau qui tombait des palettes des avirons, en petites cascades sonores, sur la mer libre, unie comme un lac, à jamais refermée sur le Rubis.

Celui-ci, suivant l'expression du poète, venait de se coucher après quarante années de bons services, sur son lit de sable, au fond des eaux. L'âme du bateau s'était échappée par le trou creusé par Antoine Basbris, au fond de la cale, et c'en était fait du Rubis, malgré tout son passé d'audace et de bravoure à la mer.

Mais Suzon, qui avait deviné quelque chose depuis de longs jours, réservait une surprise au pilote, dont la mélancolie croissante l'emportait: et le lendemain, quand Basbris s'éveilla, triste et morose, la première chose qu'il aperçut, sur une toile bien en évidence, ce fut le Rubis sous toutes voiles, noir sur les eaux bleues, avec son petit liston rouge que les vagues léchaient de place en place, peint par M. Guillaume Fouace, de Réville, un gaillard qui s'y connaissait.

Et même, en y regardant de plus près, il se reconnut lui-même, à l'arrière, la main sur la barre, les yeux fixés sur la tour de la Hougue qui dans le lointain, se dessinait vaguement au milieu des embruns.

Et pendant que Suzon souriait d'aise de le voir ainsi émerveillé, il passa à plusieurs reprises la main sur ses yeux, pleurant presque, dans sa joie de revoir ainsi, alerte et si vivant en apparence, le vieux compagnon qui reposait là-bas, à deux lieues au large des rochers de Dranguet, sous les vagues moutonneuses de la Manche qui flambait sous les rayons du soleil matinal.

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Conte publié dans le Magasin Pittoresque en 1891

Année

1891

Source

Gallica