Travaux de vacances au pays des pommes: chapitres 15-18

Texte

VI - La baie de Morsalines

Mon plaidoyer nous a menés loin et voici que le sentier suivi va nous conduire à Pied-de-chou. II est fâcheux que le temps nous presse, j'aurais voulu vous guider vers Morsalines.

C'est de là que vous eussiez vu dans son immensité la baie qui en porte le nom. Je ne sais au monde rien de plus beau. - A droite les côtes de la Manche, celles du Calvados, au fond comme un rideau lointain celles du Havre. En face les îles Saint-Marcouf qui sortent de l'onde comme la tête de deux gigantesques nageurs. A gauche Saint-Vaast avec les forts de la Hougue et de l'île Tatihou.

En 1532 François Ier visitant le Cotentin passa par Morsalines. Il paraît qu'en ce temps-là on y faisait un cidre de premier cru. « A Morsalines en Cotentin, dit une vieille chronique, près la Hougue, il y a une espèce de pommes qu'ils appellent d'espices, desquelles on fait un cidre si excellent qu'il est par dessus tous les autres. - Le feu grand Roy François passant par là en l'an mil cinq cent trente-deux en fit porter en barreaux à sa suite et il en usa tant qu'il put durer (l). »

(1) Annuaire de la Manche 1863. - François Ier visitait dans son voyage les villes, bourgades et châteaux qui se trouvaient sur son passage, car à cette époque il passa par Huberville et le souvenir en fut longtemps conservé par une inscription placée sur une maison appartenant au sieur d'Aumeville. (Note communiquée par M. Fayart.)

Sans ternir en rien la gloire du « feu grand Roy François », j'ose dire que Morsalines a eu depuis une illustration sinon plus haute au moins mieux connue. Je veux parler d'un bon et vénérable curé mort depuis bien longtemps déjà. Ah! si j'entreprenais de vous écrire ses faits et gestes, un in-folio n'y suffirait qu'à peine. On en parlera longtemps sous le chaume à Morsalines.

Un de ses bons mots seulement : il est nourri d'une diplomatie plus habile encore que celle du propos de Guillaume Bunou, le couvreur en paille que vous savez.

XVI - Comment le curé de Morsalines perdit ses poules

Chacun sait que la Normandie est le pays de l'honnêteté par excellence. On y a pu pendant de longs siècles pendre les bourses aux arbres des chemins sans que personne y mit la main, surtout quand elles étaient vides.

Je n'ignore pas assurément les légendes et contes à dormir debout qu'on a fait courir sur les doigts crochus des mains normandes, et les instincts auxquels, prétendait-on, cette forme pourrait correspondre. Les derniers travaux de la critique historique ont fait justice de tout cela.

Aussi fut-on fort surpris à Morsalines, et de plus fort humilié, comme de juste, quand on apprit un jour que pendant les vêpres du dimanche, la basse-cour de M. le curé avait reçu la visite d'un maraudeur, et que quatre des poules du presbytère, - le fripon avait choisi les plus tendres, - avaient disparu.

On citait tout bas le nom du coupable, et la voix publique accusait de ce méfait un nommé Joly, gaillard de sac et de corde qui n'eu était pas à ses débuts. Une des poules qu'il avait sans doute enfermées dans son grenier avait chanté ; on l'avait entendue. On ne connaissait à Joly ni poule, ni coq. Celle-ci donc en chantant l'avait trahi.

C'est un dicton fort répandu en Normandie que:

Poule qui chante et femme qui sait le latin n'ont jamais fait bonne fin.

Qu'en faut-il penser ? Je ne sais ; mais il appert au moins de cette histoire qu'une poule qui chante » peut avant de mal finir rendre encore quelque bon office.

Quant aux femmes qui savent le latin, je laisse à d'autres le soin de prononcer sur elles. En ce temps où fourmillent doctoresses et bachelières, il serait facile en la question de se mettre sur le dos quelque ennuyeuse affaire. Quoique Normand, je n'en désire point.

XVII - Comment le curé de Morsalines résolut de nommer son voleur

Comme bien vous pensez, le bon curé de Morsalines ne fut pas le dernier averti. Il était bon comme un mouton, comme cent moutons même, assuraient les pauvres gens; il n'entendait cependant pas pour cela se laisser tondre le peu de laine qu'il avait sur le dos.

L'expérience des hommes et des choses l'avait édifié sur les inconvénients d'une bonté excessive, et s'il ne l'avait pas inventé, du moins jugeait-il sage cet autre dicton normand bien connu :

Fais-toi mouton, 1e loup te mange ;
Fais-toi serviette, on te fait torchon.

C'est ce qu'il ne voulait pas.

Il alla même beaucoup plus loin qu'on ne s'y attendait, et tenant à assurer désormais à ses poules une sécurité parfaite, il annonça la résolution de citer en pleine chaire, le dimanche suivant, le nom du voleur.

Marguerite sa domestique, à laquelle il s'ouvrit de son dessein en prit peur et courut en faire part à Guillemette Prévost, celle qui tout justement avait entendu la poule chanter dans le grenier du maraudeur. Guillemette qui savait Joly peu facile de son caractère fut effrayée bien davantage encore, et de concert avec Mademoiselle Justine Le Gagneur, une respectable fille qui tous les samedis mettait des fleurs fraîches à l'autel de la Vierge, elle et Marguerite, entreprirent de faire revenir M. le curé sur son dessein.

Ce fut peine inutile. « Je le nommerai devant toute la paroisse, dit-il; je le nommerai! Ah! maître Joly, je vous apprendrai à me voler mes poules! » - « Mais, monsieur le Curé, hasarda mademoiselle Justine. » - « Il n'y a pas de monsieur le Curé qui tienne, je le nommerai. »

Le curé de Morsalines était la bonté même, je l'ai dit, mais un brin entêté de son tempérament. Son arrière-grand'mère était bretonne, m'a-t-on dit ; il en avait gardé quelque chose.

Les trois bonnes filles n'en fermèrent pas l'œil de la nuit. Qu'adviendrait-il quand monsieur le Curé, au prône, en chaire, devant les marguillers, nommerait Joly par son nom, comme voleur de poules? Joly avait l'âme noire, il était vindicatif, « en dessous » comme on dit en Normandie. Puis il avait des cousins, des cousines aussi dans la paroisse, je ne sais pas même si le garde-champêtre, Jean La Motte, n'avait pas épousé l'une de ses parentes.

Le lendemain, - c'était le samedi, - les trois bonnes filles tentèrent un nouvel assaut. Mais monsieur le Curé, qui les entendit monter par l'escalier de pierre, avec leurs sabots, ne dit point d'ouvrir quand Marguerite frappa à la porte de sa chambre; il répondit qu'il disait ses matines et qu'on lui laissât la paix.

- « Monsieur le Curé n'en démordra pas, dit Marguerite avec désolation; je le connais bien, - elle le servait depuis41 ans,- il n'y a plus qu'à le laisser faire. Mais je vous réponds bien que je n'irai pas à la grande messe demain. Je mettrai « la chaudière » de bon matin et je sauterai jusqu'à Quettehou pour avoir la messe basse de M. le Vicaire.»

C'est ce qu'elle fit en effet, de compagnie avec Guillemette et mademoiselle Justine.

XVIII - Comment on peut, en Normandie, nommer quelqu'un sans le nommer

Le dimanche arriva. On avait eu vent de sa résolution. Tous les Morsalinais n'avaient pas la délicatesse de conscience de Marguerite et de ses deux amies ; bon nombre au contraire, s'ils n'avaient pour eux-mêmes aucun désir de plaies et bosses, n'en goûtaient pas moins délicatement le plaisir de voir les autres en recevoir ou donner.

Ce n'est pas seulement à Morsalines qu'on trouve des gens de cet acabit.

Après l'évangile, monsieur le Curé déposa sur l'autel sa chasuble et son manipule, il prit le livre des prônes, le cahier un peu enfumé, où chaque dimanche il inscrivait les messes d'obit et les publications de mariage, monta en chaire et s'assit.

Ah! comme on écoutait bien ce jour-là!

Jacques Heurtevent lui-même, l'adjoint, que son asthme faisait toujours tousser pendant les sermons, se retint de faire le moindre bruit et fut calme comme un cierge.

Le prône fait, les bancs de mariage publiés, monsieur le Curé, après un instant de silence qui parut très long : « Mes amis, dit-il, vous savez, sans doute, qu'on m'a volé mes poules.... » - A ces mots, les femmes baissèrent la tête, les hommes mirent leur livre d'heures devant leur nez pour cacher leur angoisse. Monsieur le Curé poursuivit : « Vous vous demandez et moi aussi qui est-ce qui me les a volées. » Redoublement d'angoisses, les uns toussent, les autres se mouchent pour couvrir la voix du pasteur. - « Il y en a qui disent que c'est Joly!.... » - Pour cette fois l'émotion fut à son comble, des oh! oh! à demi-étouffés se firent entendre : - « Oui, reprit Monsieur le Curé, il y en a qui disent que c'est joli et bien moi je dis que c'est bien vilain ! ».... A ces mots les poitrines se dégonflèrent, un soupir de soulagement ramena la sérénité sur les visages.

Monsieur le Curé, sur ce, descendit de chaire et regagna l'autel. Il avait tenu à sa parole de nommé le voleur sans que celui-ci put s'en plaindre.

- Allons, si son arrière-grand'mère était Bretonne, il est visible que sa mère était Normande et qu'il en tenait.

Auteur

Albert Le Nordez

Ouvrage

Travaux de vacances au pays des pommes

Année

1888

Source

Gallica