Le naufrage de la Blanche-Nef

Texte

Henri Ier, roi d'Angleterre, après avoir conclu la paix avec Louis-le-Gros, roi de France, voulut retourner en son royaume dont il était absent depuis quatre années. A cet effet, il se rendit en 1120, suivi de sa famille et de sa cour, sur le port de Barfleur, en Normandie, où l'attendait la flotte qu'il avait fait préparer pour son voyage.

Au moment où le roi se disposait à donner le signal du départ, un marin, nommé Thomas, se jetant aux pieds du monarque, lui présenta un marc d'or, et lui adressa ces paroles:

« Sire, Etienne, mon père, a toute sa vie servi le vôtre sur mer ; ce fut lui qui transporta au rivage d'Angleterre le bon duc Guillaume quand il alla, avec l'aide de Fieu, entreprendre la conquête de ce pays. Seigneur roi, je vous supplie de me donner en fief le même office ; j'ai pour votre service royal un vaisseau neuf que l'on appelle la Blanche-Nef, parfaitement équipé et manœuvré par cinquante rameurs habiles.

- J'ai choisi le navire que je dois monter, répondit Henri, et je ne le changerai pas ; mais, pour faire droit à ta requête, je confie à ta garde et à ta conduite mes deux fils, Guillaume et Richard, et ma fille, Adèle, que j'aime tout comme moi-même, avec un grand nombre de chevaliers et mon trésor. »

Le navire du roi quitta le premier le port par un vent du sud ; il aborda à Northampton le lendemain matin. Mais la Blanche-Nef, dont les matelots noyèrent dans le vin la joie de l'honneur qu'ils venaient d'obtenir, ne partit que quelques heures plus tard, et lorsqu'on mit à la voile, tout son équipage était plongé dans l'ivresse ; fatale imprudence qui fut suivie des suites les plus funestes!

Cependant, Thomas donne le signal du départ ; la Blanche-Nef s'élance rapide et joyeuse sur le vaste océan, au bruit des acclamations de tout l'équipage. Mais, tout à coup un bruit terrible se fait entendre et fait succéder la terreur à la joie ; la Blanche-Nef vient se briser contre un rocher presqu'à fleur d'eau. On pense que c'est celui qui porte aujourd'hui le nom de Quille-Boeuf, et dont la tête ronde et blanche apparaît à mi-marée.

Alors un cri de détresse et de désespoir retentit jusqu'au rivage. L'effroi couvre tous les fronts, et la mort se présente de toutes parts, hideuse et inévitable. En ce moment, Thomas se rappelle là haute responsabilité dont il est chargé. Il cherche partout le fils aîné du roi Henri, et lorsqu'il l'a rencontré, il le saisit et le transporte au fond d'une chaloupe qu'il fait voler sous les coups vigoureux et redoublés de ses avirons. Mais soudain Guillaume entendit la voix de sa sœur Adèle; il voulut retourner pour la sauver avec lui, et lorsque la barque qu'il montait fut tout près du navire submergé, tous les passagers s'y précipitèrent à la fois et la firent chavirer.

Tout disparut sous les ondes de la mer, excepté trois personnes parmi lesquelles se trouvait Thomas.

« Qu'est devenu le fils du roi ? s'écria le pauvre marin en dressant la tête au dessus de l'eau.

- Il a disparu comme les autres, répondit une voix.

- Ah! malédiction sur moi ! » murmura Thomas ; puis il disparut dans l'abîme où il alla rejoindre ses compagnons d'infortunes.

Le lendemain un grand nombre de cadavres mêlés aux débris de la Blanche-Nef flottaient près du rivage de Barfleur.

Le roi Henri attendait l'arrivée de sa famille, mais lorsqu'il vit que le jour s'écoulait et que la Blanche-Nef n'arrivait pas, l'inquiétude s'empara de son âme; il consulta du regard et de la pensée tous ceux qui l'entouraient, et il ne tarda pas à remarquer qu'un grand malheur était arrivé et que lui seul l'ignorait encore. Personne n'osait lui annoncer une si triste nouvelle !

Alors un jeune enfant se chargea de cette pénible mission. Il se jeta aux genoux du monarque en pleurant, et d'une voix tremblante d'émotion, lui adressa ces terribles paroles, paroles bien déchirantes pour le cœur d'un père !

« Sire, vos enfants et tous ceux qui les ont accompagnés ne paraîtront plus à vos yeux. Ils ont trouvé la mort au sein des flots de la mer, et ils sont maintenant au ciel où ils prient pour votre majesté. »

A ces paroles, le roi, comme frappé d'un coup mortel, tomba à terre en poussant des cris de douleur et de désespoir. Plusieurs jours il fut inconsolable dans sa douleur. Il ne cessait d'appeler à grands cris ses trois enfants, en les nommant tour à tour.

On dit, qu'à dater de ce jour on ne vit plus jamais le sourire paraître sur les lèvres de l'infortuné monarque.

Auteur

Clovis Détranchant

Ouvrage

Petite histoire des naufrages

Année

1842

Source

Gallica