Fleur de Montagne 5, par Marie Le Miere

Texte

V.

Voulez-vous nous servir le café, Bernadette ? demanda M. Martigue.

Elle sursauta comme une personne qu'on éveille et posa son ouvrage sur l'appui de la fenêtre, où la lune étendait une nappe d'argent. Mme Rosellan semblait très agitée ce soir et traversait à chaque instant le salon pour déranger quelque chose. M. Martigue et son ami examinaient un plan que les doigts flexibles de Brégay maintenaient déroulé sur la table. Bernadette, en passant, s'arrêta près de son tuteur.

- Vous est-il bon de prendre ainsi du café le soir ? interrogea-t-elle.

Aussitôt, la jeune fille tressaillit comme sous un choc ; elle venait d'éprouver la sensation indéfinissable que nous donnent certains regards chargés d'un fluide violent. Elle se détourna, mais ne put savoir au juste si c'était Mme Rosellan qui l'avait ainsi regardée.

- Pourquoi cette question ? fit M. Martigue.

- Parce que je vous ai entendu vous plaindre d'insomnies.

- Précisément ! déclara-t-il, en tordant le coin de la feuille ; quand je sens que le sommeil ne viendra pas, je trouve préférable de m'en ôter l'envie !

- Je ne sais trop ce que vaut le système, répliqua Bernadette, et, à votre place, j'y renoncerais.

Mais elle n'avait qu'à obéir, et, lentement, elle s'éloigna, tandis que M. Martigue, d'un air las, répondait à son ami.

- Faites pour le mieux, Brégay, je m'en rapporte à vous ; et, au surplus, tout ceci m'est bien égal.

- Cependant, vos intérêts…

- Lesquels ? répondit le châtelain avec un rire sinistre. Je vous serais obligé de me dire ce qui m'intéresse.

Sur son front, une ride se creusait, fente lugubre et profonde. L'industriel se leva, sortit sur le seuil de la porte-fenêtre, aspira les senteurs des jacinthes égarées dans les plates-bandes demi-incultes qui couraient le long des soubassements du château. Au bout de quelques minutes, Martigue se rapprocha, lui mit la main sur l'épaule :

- Ne n'en veuillez pas, Brégay. Il y a des mots qui me rendent fou. Et après tout, quand cela me gagnerait un jour ou l'autre…

- Plus bas, souffla son ami, désignant du regard Mme Rosellan qui se rapprochait.

– Quand cela me gagnerait, je n'en serais pas trop surpris. L'ambiance... le site peut-être… Est-ce vous qui m'avez raconté l'histoire de ces cinq guides alpins se Suicidant tour à tour, à quelques semaines d'intervalle, par le seul effet du paysage funèbre où leur chalet était bâti ?

- Rochevigné n'a rien de funèbre ce soir, et la légende est plus ou moins vraie. N'y pensez plus et venez plutôt fumer sur la terrasse ; j'ai là d'excellents havanes à votre disposition, mon ami.

- Après le café, alors, dit derrière eux une voix harmonieuse, celle de Bernadette qui rentrait avec le plateau.

Quand elle eut offert une tasse à Mme Rosellan, qui refusa d'un ton sec, elle servit les deux hommes ; puis, chacun sortit. La brise avait soufflé fortement tout le jour, et ce soir la mer « perdait son vent » comme disent les pêcheurs ; le flot qui brisait là-bas, sur les écueils, au pied de la lande, enveloppait de solennelle harmonie le château de Rochevigné.

Bernadette errait à l'écart., parmi les pâles traînées de la lune, quand, au tournant d'une pelouse plantée de cèdres et de sapins, elle vit deux ombres se projeter tout à coup sur la blancheur du sol.

- Ah ! c'est vous, Mademoiselle Josselin ! dit Mme Rosellan, dressée de toute sa hauteur devant la jeune fille. Il paraît qu'on fait des études de médecine au couvent.

- Des études de médecine, répéta Bernadette en ouvrant de grands yeux.

- Vous avez tenu à nous le montrer ce soir, continua la châtelaine ; rassurez-vous cependant nous ne vous avons pas attendue pour veiller sur la santé de M. Martigue, et votre sollicitude peut se reposer sur la nôtre !

- Madame, répondit la jeune fille, tout son sang au visage, je n'ai voulu incriminer personne ; j'ai 'simplement parlé selon ma pensée ; c'est là une habitude dont je ne saurai jamais me départir.

Ceci était trop fort ! D'où sortait cette Mme Rosellan, et que prétendait-elle, pour oser traiter ainsi, devant un étranger. La pupille de son gendre ! Car M. Brégay était là ; pendant que Bernadette continuait son chemin, il accompagnait en sens inverse Mme Rosellan et l'entretenait avec des gestes mesurés, comme pour la calmer. Mlle Josselin se laissa tomber sur la dernière marche de l'escalier d'honneur ; au-dessus d'elle, la façade, blanche comme la neige, déployait sa beauté sépulcrale.

Qu'ai-je donc fait et que me veut-on ? se répétait la jeune fille.

Quelqu'un s'approcha : M. Brégay, toujours... Il la salua ; elle s'écarta pour le laisser passer ; elle le vit monter l'escalier magnifique, tourner à droite, ouvrir une porte à l'aide d'une clé dont elle perçut le grincement. Sans nul doute, il avait sa chambre dans ces parages où Bernadette n'avait point encore pénétré.

Le clair de lune donnait à la barbe fauve une pâleur étrange et comme phosphorescente, qui attira l'attention de la jeune fille sur cette physionomie. Ce n'était plus M. Brégay, c'était un autre qu'elle ne connaissait pas. Et c'était un autre Rochevigné autour d'elle, une autre terre sous ses pieds, un autre ciel sur sa tête. Et tous les soirs, depuis dix jours qu'elle habitait le château, Bernadette éprouvait des impressions de même nature. Dès que la nuit descendait, le superbe tombeau semblait frémir ; de tous les recoins surgissaient des spectres innommables, autrement redoutables que ceux des vieux contes. Et Bernadette se rappelait les paroles de la femme de chambre : « ; Il s'est passé là des choses… des choses. » ; Oh ! cela, on le sentait ; à quoi bon vouloir se le cacher davantage ? Il flottait dans cet air du triste et du sombre... peut-être du tragique et de l'effrayant. Pourquoi, aujourd'hui, Bernadette ne se disait-elle plus seulement : « ; Il s'est passé » ; mais encore : « ; Il se passe des choses ? » ; D'où lui venait cette idée que le drame d'autrefois était le prélude d'un autre qui se déroulait, invisible, autour d'elle, et dont elle ignorait tout : le sujet, le plan, voire les acteurs ? Qui sait même si elle n'était point entraînée par l'engrenage, et si, dans ce drame inconnu, elle n'avait pas, déjà, son rôle sans le savoir ?

Soudain, elle se leva, prise de peur devant sa pensée, et se dirigea vers la maison. Au pied de l'escalier intérieur, elle rencontra Valérie.

- Tantôt, dit la femme de chambre, il est venu du bourg un paquet que j'ai oublié de remettre à Mademoiselle.

- Je vois ce que c'est, répondit Bernadette ; des fournitures d'ouvrage. Donnez-moi cela, je vous prie, je vais l'emporter là-haut.

- Jamais ! protesta la servante en glissant le carton sous son bras ; Mademoiselle n'est pas si forte !

Et, sur les pas de la jeune fille, elle gravit les étages ; au milieu d'un corridor, Bernadette s'arrêta court, puis étendit la main, à droite, vers une porte qu'elle voulut ouvrir et qui résista.

- Mademoiselle ne se reconnait donc plus ! fit Valérie, souriant toujours.

- Certainement si ; mais n'entendez-vous pas qu'on se plaint de ce côté ?

Sa main s'acharnait instinctivement contre le bouton de cristal.

Valérie prêta l'oreille et répondit :

- Mademoiselle se trompe. C'est le vent qui s'élève.

A peine entrée dans son appartement, la jeune Pyrénéenne s'abattit sur un siège ; la tête lui tournait un peu.

Oh ! comme Mademoiselle n'est pas forte aujourd'hui ! répéta Valérie, s'approchant du lit pour arranger les couvertures. Je le disais bien que l'air de la mer ne convient pas à tout le monde. Moi, en arrivant, j'ai été malade six mois ; et il m'en restera toujours quelque chose. Mais quand on a sa vie à gagner…

A-t-elle donc intérêt à ce que je parte ? pensa Mlle Josselin.

Et la phrase obsédante, prononcée par d'autres lèvres, bourdonnait plus fort aux oreilles de la jeune montagnarde.

- Espérons, du moins, que ce climat ne vous éprouvera pas…

Cette nuit-là, pendant de longues heures, elle s'agita sur son lit sans pouvoir trouver le repos. Ses yeux étaient encore battus par l'insomnie quand, le lendemain, après son déjeuner matinal qu'elle avait pris, comme d'ordinaire, dans la solitude, elle croisa son tuteur au milieu d'un couloir.

- Voulez-vous me suivre dans mon cabinet, Bernadette ? ordonna-t-il avec cette absence de courtoisie qui le caractérisait.

Au bout d'une minute, elle se retrouvait avec lui dans la pièce où avait eu lieu leur première entrevue. Aujourd'hui, le temps plus ensoleillé, l'heure moins avancée éclairaient différemment les choses, et Bernadette put distinguer les panneaux de cuir, le mobilier de chêne noir, quelques toiles un peu fumeuses à la manière de Rembrandt. Au-dessus du bureau, une seule note fraîche et vive : un portrait qui attira immédiatement l'attention de Mlle Josselin. Mais elle détourna son regard en entendant M. Martigue déclarer :

- Je vous ai appelée pour régler avec vous une question d'affaires. Rassurez-vous, ce ne sera pas long.

Pour mieux souligner son intention d'en finir au plus tôt, il restait debout et n'offrait pas de siège à sa pupille. Ouvrant un tiroir, il continua :

Autrefois, l'argent de votre entretien passait par les mains des Sœurs ; désormais, jusqu'à votre majorité, vous recevrez de moi-même les sommes nécessaires à vos dépenses personnelles. Voici pour votre premier trimestre.

Devant la file de pièces d'or qu'il allongeait sur la table, Bernadette sursauta.

- Mais, Monsieur, exclama-t-elle, vous gardez, je suppose, le prix de ma pension ?

- Le prix de votre pension ? répéta-t-il avec un mouvement d'épaules ; que voulez-vous que j'en fasse ? Croyez-vous que votre présence à ma table puisse grever sensiblement mon budget ?

Bernadette ne l'entendait point ainsi, et une flamme empourpra son front. Même de cet homme richissime, elle ne devait pas accepter ce qui ne serait qu'une aumône…

- J'y tiens, Monsieur, insista-t-elle.

- Si vous y tenez, c'est différent, répondit son tuteur, reprenant plusieurs louis et les glissant dans le tiroir.

Pendant qu'il faisait manœuvrer la serrure compliquée, les prunelles de la jeune fille se posaient de nouveau sur le portrait. C'était celui d'une très jeune femme en toilette de bal. Jolie ? Non, au sens propre du terme, mais de sa pâleur et de sa minceur se dégageait un charme qui appelait irrésistiblement la tendresse et l'appui. Bernadette, n'osant approcher, ne s'aperçut pas tout de suite que, parmi les fleurs du corsage, se détachait une figure minuscule. Cette créature fragile avait-elle donc porté le poids auguste de la maternité ?

Immobile, un peu en arrière de son tuteur, Mlle Josselin considéra la tête blanche inclinée devant les deux têtes blondes… La femme et l'enfant, sans aucun doute... L'enfant ! il avait donc été père ! Il restait là, remuant des papiers à l'angle du bureau, attendant évidemment qu'elle voulût bien sortir. Comment quitter ce malheureux sans une parole de compassion ? Mais hélas ! comment effleurer, même du plus pur de son être, une douleur aussi ombrageuse et sauvage ?

En se rapprochant de la porte, elle mit un peu d'ordre sur une étagère, elle enleva quelques volumes qui encombraient des sièges. Elle semblait plus vivante que jamais en ce décor morose ; ses cheveux brillaient ; tout le soleil qui pouvait passer travers les végétations folles et entre les rideaux lourds s'était posé sur elle.

- Laissez donc, Bernadette ! fit M. Martigue en se retournant ; c'est l'affaire des domestiques. Veuillez seulement me donner le livre que vous tenez.

Elle ,jeta les yeux sur le titre puis, délibérément, replaçant la brochure sur l'étagère :

- Ne lisez pas cela ! dit-elle. C'est mauvais pour vous.

Il la regarda comme s'il la voyait pour la première fois.

- Allons, allons ! quelle plaisanterie ! Vous connaissez Pierre Dora, Bernadette ? Vous m'étonnez !

- Je ne l'ai jamais lu, répondit la jeune fille avec la hardiesse de sa candeur, mais je sais comment l'un de nos critiques les plus illustres - qui est en même temps un catholique - a réfuté les théories de cet écrivain... Sous son apparence élégante, l'auteur en question n'en est pas moins un empoisonneur public !

M. Martigue croisait les bras et continuait de l'examiner avec une insistance froide, comme nous examinons un phénomène qui ne peut en aucune façon nous toucher personnellement.

- C'est beau d'avoir votre âge et de prendre feu pour ses idées, murmura-t-il, d'un ton sceptique ! allez, Bernadette, allez toujours !

- Eh bien ! oui, acheva-t-elle, sans se laisser déconcerter par cette ironie, c'est empoisonner les âmes que de les déprimer, de les persuader, en un style enchanteur, que la vie est une absurdité, un jeu de hasard ou de je ne sais quelle force mauvaise… Si déconcertante qu'elle paraisse la vie a toujours un sens, car elle a toujours un but…

- Vous croyez cela ? interrompit Martigue avec un rire saccadé. Tant mieux pour vous.

- Mais vous aussi, s'écria-t-elle, emportée par son ardeur jeune. Au fond, tout au fond, vous croyez encore.

- A rien ! déclara-t-il. Ne me parlez pas de religion ! Bernadette, la religion ! j'ai trop vu ce qu'elle est, chez certains : un masque servant à déguiser les pires ignominies…

Il avait fini par s'asseoir ; accoudé, les mains sous son visage il présentait à la jeune fille son profil dur, tendu en haut vers le tableau. Mais elle ne sut pas s'il regardait machinalement cette image ou s'il prétendait y puiser de la force pour la négation amère et brutale qu'il proférait.

- Et quand il en serait ainsi, répliqua-t-elle, quand des hypocrites oseraient agir comme vous le dites, qu'est-ce que cela prouverait contre la religion en elle-même ? Ne peut-on pas abuser des meilleures choses et les contrefaire ?

- Brisons-là, Bernadette articula M. Martigue, dont la main retomba, en un bruit sec, sur le bois du bureau. Si vous avez projeté d'essayer sur moi une cure de conversion, ma pauvre enfant, vous êtes trop naïve. On ne prêche pas les convertis, mais on ne prêche pas non plus les morts, vous m'entendez ?

A ce mot, elle devint très pâle. Debout près de lui, belle de toute son innocence et de toute sa foi, elle semblait vouloir défendre ce malheureux, le plus misérable et le plus dépouillé des êtres parce qu'il était sans espoir.

Au bout d'un moment, elle s'éloigna, essuyant une larme et répondant :

- Vous ne m'empêcherez pas de prier pour vous !

Auteur

Marie Le Miere

Ouvrage

quotidien La Croix

Année

1913

Source

Gallica