La légende du Moine de Saire, par Léon Le Remois

Texte

Histoire effroyable et prodigieuse arrivé en 1470 au pays de Normandie au très grand estonnement du peuple

Ce jour d'hui vingt-quatrième de juin mil quatre cent septante six de J. C. - my Bonne Auréllie Victoire de Questil, dame de Montfarville, Gatteville, le Vicel, veuve de haut et puissant seigneur de Réville, Carquebut et Tourlaville; envieuse de faire à savoir ès générations futures l'événement miraculeux duquel fut témoin oculaire, et par crainte de trahision fausse par ouxtrance ou diminution, ai écrit copie fidèle de ce, et ai fixé icelle en terre au pied du troisième marronnier de notre venelle de l'est, et surtrait bin tiré de la susdite scène par Jehan Louis le Crestey abbé de St Martin de Réville, homme érudit et moult expert ès sciences et ès arts.

Au trentième jour de décembre de mil quatre cent septante entour la deuxième heure de relevée étions entour l'âtre my not époux not fils et lou frère de not époux qui était moine et encore l'abbé le Crestey et moult varlets et chambrières quy vaquaient a leu besoing, froidure était grande et fort feu brûlait en l'âtre en not grande office de Réville. Not époux avait 60 ans d'âge, roux haut et fort avait servi jadis le roi Karle septième conte l'anglais et était au dire de chacun homme juste considérable et puissamment riche quant ès varlets chevaux mules et aussi vaques laiteuses, mais point érudit, ne savait point lure et avait oui accoutumé dire en son langage ; Rapière de gentilhomme moult préférable à plume de bailly. Mariée à ly à 34 ans me rendit mal contente quoique d'humeur guerroyeuse, avais de ly seul fils grandement mal sain qui fut Louis Giron d'humeur tendre et caraissante, non plus érudit que son père. Quant à my, aimai moult canchons et lectures et gardai en mémoire moult romans de cavalerie et moult oraisons de lithurgie sainte ayant couru fort lou monde et visité avec fréquence Barofleur et Valoigne. Pour lou moine, avait quatre années moins de not époux, mais plus grossier et lourd était moult craint et détesté fort car ly violent et brutal surtout ly ayant bu. My détestais ly et oncques damoiseau. Pour me, ly cassait la laine ou muchait my quenouille et ciseaux ou minchait coiffe et ambulos ou ly plaçait en my scabeauret moult épingle et égul à seule fin de piqué mé or my larmoyais fort et invectivait mé disant larmoyeuse et bestiale. Or donc syre Jehan et son fils Louizot fabriquaient lou beurre à mous goût, beurre que ly estimait fort, my filais my quenouille et lou moine fessait lou petit varlet Sauf-Grain par dilectation et maligneté. L'abbé le Crestey lûsait en haut histoires du petit Jehan de Sainct-Ré, roman moult rigolot, et tous gaudissions à la manière des bossus sauf le moine qui oncques ne gaudissait.

Soudainement frappa et entra en salle Pierre Tesson, lequel syre Jehan avait mandé à effet de réclamer à ly dette conséquente de trais cents livres que ly estait redevant pour la pastoure de Sussaire entour une Toussaint. Adeste était chanté déjà et oncques soldait maistre Pierre Tesson, ly point accoutumé de cela et soldait chaque an au jour, et était pour syre Jehan sujet considérable de stupéfaction, aussi du premier que reconnut ly, prit visage grandement séver et cria avec forte colère : Vilain, solde mé ou tient le certain de mourri, bon chanvre est en grenier à seule fin de serré le co à té à la potanche, respecte-té. Grande terreur fut sur ce en maistre Pierre lequel répondit tremblant tout plein : héla ! héla ! messyre, my point culpable ay soldé au temps et leu les susdictes trais cents livres et ne doî plus rien chose nulle; plus déclara avoir remises icelles ès mains du moine par cause d'absence du seigneur, affirmant ce du très Sainct Évangile ce que ayant oui lou moine cessa la fessade du petit Sauf-Grain et voulu sortir, mais syre Jehan hala ly et ly dit : Frère presche à mé et dit mé si tout ce est souvenance en té. Lou moine obstina fort et invectiva syre Jehan disant depuis quel temps avait pour frère un larron et faites cas plus considérable es serment de vilain qu'à paroles de moine ; faites prendre ly incontinent comme imposteur et débiteur car oncques n'ai reçu chose nulle. Jure ce, dit Pierre. Lou moine jura et dit : Satan emporte mé, si toute parole dite par mé n'est point pure vérité. A peine lou moine eut-il presché de la sorte que grand bruit se fit en tout l'office, la fenestre du sud tomba avecque fracas et advint hydeuse créature dyssemblable de tout chrétien et que oncques n'avait vu en Réville. Tout noir de corps, chauf-souris par les ailes et les pieds lesquels étaient griffus, la tête de icelui était nère avec ails, nez, aurelles et bouche et encore des cornes au dessus qui fit comprendre à mé qu'était tou diable et aussi forte odeur de soufre accompagnait ly et emplissait l'office. Pour lors moult terreur fut en nous tous et larmoyant sauf maistre Pierre qui gaudissait. Lou moine heurtait plus que autre il était face en terre sur carreau, mais messyre Satan avait vu ly et saisit ly ès deux aurelles, et tirant des ailes enleva ly par la fenestre au grand ébahissement d'un chacun qui criait fort et faisait nombreux signes de croix. Lou moine ainsi enlevé prit un visage souçant car était créature du diable ci fut vitement chéri de ly. Tous sortîmes au dehors pour voir ce et étions moult effrayés pénétrés à fond de l'horreur du parjure. Lou diable tint iceluy durant my-heure dré au-dessus du manoir à effet que tous vyssent ly. Lou moine ricanait et tenait aux mains deux pouches pleines de sorts que Lucifer avait donnés à ly, il devint pour lors moine de Saire et fut fléau du pays, car Satan avait enlevé ly non à tort. Lou moine avait parjuré avait reçu trais cents livres de maistre Pierre en un certain jour que messyre Jehan était allé chasser lou sanglier conjointement avecque messyre de Cabourg ès forest de Hougues et de Melto. Lou moine ne fut point un regret pour ly car ly malin et invectif était méchant chrétien et oncques n'assistait à messe ni à vespres et aussi faisait grasse chère durant vendredi et samedi affirmant ne point croire à Dieu. Pour lors étant fils de Satan, on voit ly toutes nuits au bord de la rivière de Saire niant tout chrétien qui passe es gué ou à la pointe de Saire, envieux de démolir la croix du Christ : ay oui dire à d'aucuns que ly était permutable en bœuf, âne, cheval et porc et se vête ainsi à sa manière à effet de goubliné lou pauvre mond.

Un coup, entour la Pentecôte de mil quatre cent septante un, entour onze heures du soir étais en my cabinet et dormais profondément, tout à coup grand démangement vint en my et my frottant l'oeil vit non sans terreur chouette hydeuse my chatoyant l'ortel et eus appréhension considérable aussi larmoyai for et hurlai. Pour lors la chouette prescha a mé et dit : Aurellie évele té et écoute toute chose que Satan a dit à mé de porter à té étant frère de syre Jehan, lou moine de Saire (et sur ce larmoyais de plus fort) et il ajouta : Tu es vraiment moult pleurieuse et m'embarrasse fort aussi aye souvenance que non seulement pleureras en cette vie mais encor in perpetuum et tant que lou mond sera mond, tant que prêtre chantera pour toi un Libéra forte pluie tombera en ce jour sur terre à la manière de giboulée et tout laboureur entour une moisson dira en ly: Honny soye dame Giron. Syre Jehan et son gars Louizot qui sont à té à grand affectionnement crèveront, lou clochet de St Éloi tombera à néant et aussi celuy moult plus grandiose de St Martin de Réville. Les closets juxte Tatihou qui sont propriété de té seront mangés par la mer et icelle adviendra en un temps dré devant Cabourg (et ce parut à my forte imposture). La tourelle du châtet sera brûlée et ne restera que corps de manoires aussi adviendra religion autre qui divisera lou mond. Voilà de toutes parts batailles luttes et sang versé (et sur ce me signai trais coups). Réville même sera mis en siège par gens d'armes nombreux, puis la propriété de Réville quittera famille de té, ira ès mains étrangères lesquels accroîtront moult le châtet mais à peine ornement est fait lou seigneur est chassé et tous les seigneurs en tout France gens d'armes occupent lou manoire toute croix est coupée et mise au feu, tout colombier est à-vo-lo, et St Martin est fermé (my signant trais coups jadorez Dieu humblement) lou moine rigolait avecque grand malice et contentement puis ajouta : Après moult années beaucoup de mal a été fait par my mais lou règne de my a passé, lors toute famille nouvelle vint ès manoire et quelque sang de Questil coule en leurs veines (ce fut pour my grande jouissance). Voilà my règne à-vo-lo car serai moult embesté et gesné par icelle, réparé sera lou manoire, aussi St Martin et St Eloi, en tout point nombre de Christets seront posé et lou pont de Saire a des portes, la rivière rentre en sont lit et nombre de vacques laiteuses paîtront en plein grécès (sur quoi fort rire attaqua mé) enfin tout chrétien saura lure et se vêtira de laine, pour lors plus ne goublinerai et malheur à my, mais par Lucifer my patron, toutes ces choses arriveront et sur ce disparut.

Depuis ay déjà vu moult accomplissement de la prophétie de ly. Not époux est défunt de soixante treize et mon fils Loùizot de quatorze et ce fut pour mé vif chagrin toutefois héritoy de ly et mé défunte Réville adviendra à Guylaumc de Questil syre de Montfarville, lequel fera dire moult oraisons pour my pauvre âme. La mer a en effet opéré moult ravages et a mangé nombre de closets juxte Tatihou, qui a su quand on arrêtera icelle. La tour du manoire a brûlé lou quatorze juin soixante quinze et en une même année lou clochet de St Eloi est anéanti, lors fut blessé par chute de la cloche Thomas Pilard qui faisait dévotion de ly au côté de son seigneur et maistre syre Hervé de la Sauvagerie. Saint Martin tombera héla! héla! ouvrage conséquent fait des deniers de not biau-père Martin Giron de qui étais bru et my serai honny in perpetuum, aussi laisserai moult or et argent à effet de dire moult messes qui feront juste balance ès diablotins, et aujourd'huy place en terre au huitième tilleul de la grand cour somme conséquente de dix mille livres en un petit sac de cuir desquelles livres cinq mille livres pour les pauvres et lou restant à effet d'ériger grande léproserie en laquelle sera admis tout être malsain, homme d'armes comme manant ayant en mé fort souvenance, que Dieu not père est bon pour tous les hommes.

Auteur

Léon Le Remois

Ouvrage

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Année

1893

Source

Gallica