Description de la colonne de Gatteville

Texte

Description de la colonne de Gatteville, nouveau phare de Barfleur

A l'extrémité nord-est du département de la Manche, s'étend, le long de la mer, la commune de Gatteville. Là, sur un banc de rochers battus par les flots, s'élève, depuis peu d'années, une colonne plus haute que la colonne de la place Vendôme à Paris, que la colonne Alexandrine à Saint-Pétersbourg, que la colonne appelée le Monument à Londres, en un mot, la plus haute colonne du monde (1). Elle ne porte ni inscriptions, ni bas-reliefs. Elle ne rappelle aucun événement funeste à l'humanité. Elle est uniquement destinée à protéger la vie des hommes contre d'inévitables périls. Cette colonne, toute de granit, ainsi que les bâtiments qui forment à l'entour une base majestueuse, est faite avec tant d'art, qu'on la croirait d'un seul bloc. On dirait un de ces monuments appartenant à la vieille et savante Égypte. Les proportions en sont si heureuses, qu'elles charment également la vue, soit que de près l'œil étonné en mesure la hauteur, soit que de loin elle se dessine dans l'azur du ciel, confondu à l'horizon avec celui de la mer.

Une porte vous introduit dans l'intérieur de la colonne, dont le noyau est un cylindre creux, autour duquel serpente un escalier en spirale. Les degrés, au nombre de 367, forment une pente si douce, qu'il semble que l'on pourrait les monter à cheval. Quarante-huit fenêtres étroites, dont une se présente à chaque quart de révolution, répandent dans ce sentier, assez large pour deux personnes de front, une clarté qui augmente à mesure que la colonne, en s'élevant, diminue d'épaisseur.

Lorsque vous êtes enfin parvenu sur le couronnement, et que, protégé par une haute rampe en fer, vous contemplez sans danger, mais non sans émotion, l'imposant spectacle que vous avez sous les yeux, que de pensées se pressent dans votre esprit ! Que l'homme paraît peu de chose en présence de cet océan ! Et pourtant, comment ne pas admirer son génie, qui sait en mesurer l'étendue et construire de tels édifices pour en maîtriser la surface! A droite, voici Barfleur, dont le port, jadis fréquenté, abrite à peine quelques barques de pêcheurs (2). Plus loin, c'est le cap de la Hougue, qui rappelle Jacques II et Tourville, la valeur française au service de l'infortune, comme toujours. À gauche, dans cet enfoncement, est Cherbourg, autre merveille du génie de l'homme : son port fut creusé dans le roc, et sa rade est enfin conquise sur les vents, au prix de travaux qui datent de plus d'un demi-siècle.

Vous aurez déjà pressenti, Messieurs, la pensée qui présida à l'érection de la colonne de Gatteville. L'entrée de la Manche est périlleuse pour les navigateurs (3); ses côtes ont été souvent, pendant l'obscurité des nuits, le théâtre d'affreux naufrages. Le gouvernement, dont le premier devoir est de veiller à la vie des hommes, dit à ses ingénieurs : « Elevez sur ces rescifs un phare qui brille au loin, comme un signe de salut. » Aussitôt un jeune homme, formé à cette école qui est une des gloires de la France et un objet d'envie pour les autres nations, vient s'établir dans la solitude de Gatteville. Là, il s'environne d'un camp d'ouvriers, la plupart choisis parmi les habitants de la contrée. Il tire du sol même les blocs de granit qui doivent composer son édifice. Bientôt cet édifice grandit, sans échafaudages compliqués, sans machines dispendieuses, à l'aide d'un appareil fort simple, placé sur la construction même et s'élevant avec elle (4). Jamais monument aussi utile ne coûta moins de frais (5). Pendant cinq ans le jeune architecte n'a qu'une pensée, sa colonne : il la voit croître avec un amour paternel, il ne peut la perdre de vue un seul instant. Gatteville est devenu sa patrie; ses ouvriers sont pour lui sa famille, ses amis. Il veille à tous leurs intérêts ; il s'étudie sans cesse à ménager leurs bras, leur santé, leur vie. Modeste autant qu'habile, il se dérobe aux visites pour échapper aux éloges ; mais il ne peut échapper à la juste appréciation du gouvernement, et son œuvre est à peine achevée, que M. Maurice Delarue (6) reçoit une distinction éclatante, digne récompense d'un mérite supérieur.

L'appareil que supporte la colonne de Gatteville répond à la beauté de cette construction. C'est une de ces précieuses découvertes de la science appliquée aux besoins de la vie sociale. Que l'on se figure une élégante coupole soutenue par une charpente en bronze et close de tous côtés par de grands carreaux du plus beau verre. Au centre de cette vaste lanterne est placée une seule lampe, autour de laquelle un système polygone d'énormes lentilles à échelons tourne d'un mouvement régulier, à l'aide d'un mécanisme d'horlogerie. Ce mouvement, en promenant sans cesse le foyer de lentilles, produit ces alternatives de lumière et d'ombre, dont les combinaisons, variées pour les différents phares, indiquent aux navigateurs le nom de celui qui brille à leurs yeux. L'éclat du feu de Gatteville est tel que deux mille lampes Carcelle l'égaleraient à peine. Il se voit jusqu'aux dernières limites de l'horizon, à près de dix lieues en mer. (7) Cette belle découverte est due aux travaux du savant Fresnel, que la Normandie vit naître, et qu'une mort prématurée ravit à la France.

Près du pavillon vous trouvez, en descendant, la chambre de quart occupée par les gardiens de service, qui se partagent les veilles de la nuit, comme les pilotes dont ils guident la course. Là, on remarque, entre autres dispositions savantes, un fauteuil de repos garni de pieds en verre, qui l'isolent du plancher, entièrement revêtu de fonte : précaution sage dans un lieu exposé, par son élévation, à de funestes accidents, malgré le paratonnerre qui le protège.

On aime à voir dans ces soins minutieux le prix que l'on attache à la vie humaine. C'est, il faut en convenir, le sentiment qui distingue et honore éminemment notre époque. C'est aussi le véritable caractère de la civilisation (8).

M. Delarue vient d'achever une autre colonne à Auderville, à l'extrémité nord-ouest du même département. Bientôt les côtes de la France seront ainsi partout garnies de phares, et éclairées, en quelque sorte, comme les rues de nos cités (9) par des tours construites sur le sommet d'une haute falaise, peuvent être rendus visibles à peu de distance de la limite où ceux du phare de Gatteville viennent expirer. (Mémoire de M. Delarue).

Notes

(1) La colonne de la place Vendôme a 43 mètres (132 pieds) de hauteur, ainsi que la colonne Trajane, à Rome. Le Monument a 62 mètres (190 pieds). Cette colonne fut élevée pour perpétuer le souvenir de l'incendie qui consuma une grande partie de Londres, en 1666. La colonne Alexandrine a 47 mètres (144 pieds). Elle fut élevée à St-Pétersbourg, en 1852, à la mémoire de l'empereur Alexandre, par Nicolas Ier, son frère. La colonne de Gatteville a 70 mètres (215 pieds) jusqu'à la base de la lanterne; et 80 mètres (246 pieds) jusqu'à la pointe du paratonnerre. Retour

(2) C'est du port de Barfleur que partit, au mois de décembre 1120, la flotte qui ramenait en Angleterre, après une expédition en France, le roi Henri 1er, dernier fils de Guillaume le Conquérant. Ce fut non loin de là qu'eut lieu, au milieu des rochers du raz de Carville, le naufrage de la Blanche-nef, qui portait les deux fils du roi, sa fille et tout leur cortège. Ce navire faisait force de rames, par un beau clair de lune, pour rejoindre le vaisseau du roi, parti un peu auparavant. Il donna contre un écueil, s'entr'ouvrit par le flanc gauche et fut bientôt englouti avec tous les passagers au nombre de 500. Il ne survécut qu'un seul homme, nommé Bérault, boucher à Rouen, et c'est de lui qu'on apprit les détails de l'événement. (On peut voir ce récit développé dans l'histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands. (Tome II , p. 72. ) Retour

(3) Le Cap de Gatteville termine à l'ouest la vaste baie demi-circulaire dans laquelle vient se jeter la Seine ; il forme, en outre, par son rapprochement de l'île de Wigth, le rétrécissement le plus considérable de la Manche, de sorte que les navigateurs omettent rarement de le reconnaître. Un point si remarquable par lui-même, et de plus entouré d'écueils entre lesquels règnent de violents courants, exigeait impérieusement la construction d'un phare. Dès l'année 1774, la chambre de commerce de Rouen y en fit établir un ; mais, élevé seulement de 27 mètres, il ne pouvait entrer dans le système général adopté pour l'éclairage des côtes de France, système d'après lequel deux phares consécutifs doivent embrasser dans leur champ tout l'espace qui les sépare. On s'était arrêté d'abord à l'idée d'exhausser cet ancien phare de 52 mètres ; mais sa mauvaise construction fit bientôt reconnaître la nécessité d'en élever un nouveau. (Extrait d'un mémoire de M. Delarue sur la construction du phare de Harfleur. ) Retour

(4) Cet appareil consistait en un plancher porté sur le mur d'enveloppe par quatre fortes vis; une ouverture ménagée au milieu de ce plancher, et au-dessus de laquelle était une partie soutenue par quatre montants, donnait passage aux pierres qui s'élevaient par le puits central ; ces pierres étaient suspendues à un fort cordage double, qui passait dans la gorge de la poulie, redescendait et s'enroulait au pied de l'édifice, sur un treuil mis en communication avec un manège mu par deux chevaux. Au-dessus des quatre montants on avait fixé une plate-forme sur laquelle étaient accrochés 16 tenants en fer, se rattachant à autant d'échasses placées à l'extérieur, qui supportaient deux étages de planchers. C'était là ce qui formait l'échafaudage intérieur nécessaire à la pose des pierres. Enfin au-dessus de la plate-forme s'élevait un petit arbre sur lequel tournait une grue qui permettait de saisir les pierres au moment où elles étaient arrivées au niveau du plancher, pour les transporter immédiatement dans l'emplacement qui leur était destiné. — On voit, par cette description, que les planchers extérieurs et intérieurs, la poulie et la grue étaient tous liés et ne reposaient que sur les quatre fortes vis fixées au plancher principal ; et l'on conçoit aisément qu'en agissant sur ces vis on ait pu faire monter tout le système d'une assise sur l'autre jusqu'à la fin de la construction : (Mémoire de M. Delarue). Retour

(5) La chèvre et tous ses accessoires n'ont pas coûté 2,000 fr. Un échafaudage extérieur s'appuyant sur le sol, et grandissant avec l'édifice, aurait entraîné une dépense de 100,000 fr. au moins. Onze mille blocs de granit, pesant ensemble 7 millions quatre-cent mille kilogrammes, ont été repartis en 118 assises pour former la colonne. Les bâtiments accessoires qui l'environnent ont exigé en outre l'emploi de 4,900 pierres de taille. Tous ces matériaux ont été mis en place pendant les campagnes de 1829, 50, 31, 32 et 1833; si le service des fonds n'eût pas retardé la marche des travaux, il eût été facile de les terminer en quatre ans. (Mémoire de M. Delarue). Retour

(6) M. Delarue est né dans le département de la Mayenne; il avait environ 25 ans, lorsqu'il fut chargé de la construction du phare de Gatteville. Depuis cette époque, il est resté attaché, comme ingénieur en chef, à la direction des travaux maritimes du département de la Manche. Retour

(7) Le phare de Gatteville est séparé de ceux du Havre par une distance de 25 lieues de quatre mille mètres: sa hauteur, qui est de 70 mètres au dessus des plus grandes mers, lui donne, pour un observateur placé à 4 mètres au dessus du même niveau, une portée de 9 lieues, qui ne forme pas la moitié de la distance précitée: mais les feux de la Hève (près du Havre) soutenus à 156 mètres d'élévation. Retour

(8) Il a été constaté que le nombre des naufrages diminue à mesure que celui des phares augmente. Retour

(9) Le phare d'Auderville est placé dans un étroit ilôt, situé à un kilomètre de la côte, dont il est séparé par un courant rapide, hérissé de rochers. Il résultait de là de grandes difficultés pour le transport des matériaux, et en outre la nécessité d'un système particulier de construction, qui a révélé toute la fécondité de l'habile Ingénieur. Comme le phare est exposé, par sa base, aux coups de mer, il renferme dans son étendue verticale, qui est d'environ 50 mètres, un logement aussi sûr que commode aux gardiens. M. Delarue a trouvé le moyen de leur ménager dans l'épaisseur de la colonne, sans en altérer l'élégante symétrie, huit chambres assez spacieuses et bien éclairées, dont une se présente à chaque révolution de l'escalier. Retour

Auteur

Académie nationale de Reims

Ouvrage

Séances et travaux de l'Académie de Reims

Année

1849

Source

Gallica