Les Hautemanière 6/21

Texte

La lendemain matin, quand la Sarcelle rentra, à l'heure de la pleine mer, Hautemanière, laissant à ses hommes le soin de livrer la pêche, regagna le logis.

Une fatigue énorme l'accablait. Sa tête lui semblait en même temps vide et lourde.

Dans la salle basse, dont l'unique et large fenêtre donnait sur la mer, la veuve, installée déjà dans son fauteuil, tricotait une de ces larges et chaudes jambières de laine, presque impénétrables à l'eau de mer, et que, dans la saison dure, on passe par-dessus les pantalons.

Marcelle, près de la fenêtre, une feuille de papier, ramassée n'importe où, entre les mains, lisait, à haute voix ce qu'elle croyait voir, tandis que le vieux Turgis mettait tout en ordre, et nettoyait une de ces larges fontaines en cuivre rouge, comme on n'en voit plus guère dans ces contrées, exploitées déjà par les marchands parisiens de curiosités et de bibelots.

Dans la vaste cheminée, un feu de bourrées flambait, et les flammes léchaient la longue et lourde crémaillère, noire de suie, y allumant, parfois, tout un chapelet d'étincelles.

A droite et & gauche, enfilés le long d'une menue baguette de coudrier, par la guigne, des poissons, harengs et maquereaux, étaient suspendus pour la fumure, et semblaient marcher, l'un a la suite de l'autre, en procession, debout sur la queue, semblables à des capucins qui auraient rentré leurs bras dans leur robe de bure.

Au plafond, à solives noircies, pendaient une foule de choses : des oignons formant guirlande autour d'un cercle de barrique, entremêlés, par-ci par-là, d'une botte d'échalotes ; puis, à coté, pendant au bout d'une ficelle, un paquet énorme et cylindrique de ces longues allumettes creuses, soufrées par les deux bouts, et que, dans le pays on nomme des canibottes.

Au-dessus de la cheminée, dont le vaste chambranle supportait une douzaine de chandeliers de cuivre luisants et brillants comme de l'or, grâce aux soins du matelot Turgis, ainsi que le tournebroche à mouvement d'horlogerie, et des fers à repasser, symétriquement rangés l'un près de l'autre et sans une tache de rouille, la broche s'allongeait horizontalement sur deux supports en sapin; et plus haut, parallèlement, un fusil à deux coups, aux canons soigneusement astiqués et bouchés, l'un et l'autre, avec un bouchon de liège.

Au milieu de la maîtresse poutre qui partageait le plafond en deux parties égales, un petit bateau était suspendu, les voiles carguées. Rien n'y manquait, ni une corde ni un filin, et, tombant du bossoir à travers l'écubier, une ancre de cuivre pendait au bout de sa chaîne. C'était la réduction exacte de la plate avec laquelle s'était perdu Hautemanière, et que la veuve, le jour de la terrible tempête, s'était engagée à porter elle-même à la chapelle de Saint- Vaast, comme un ex voto, en cas de salut de son homme.

Souvent elle le regardait avec des yeux tendres. Ce petit morceau de bois, dégrossi au couteau par son mari, lui rappelait tout un passé da bonheur, si brusquement interrompu par le plus terrible et le plus fréquent de tous les désastres. Jusqu'au nom la Sarcelle, qui était inscrit à l'arrière en lettres d'or, tandis qu'à l'avant, et servant de guibre, un oiseau grossièrement taillé et ressemblant à un petit canard battant de l'aile dans une mare, mettait son large bec jaune sous le beaupré, le long duquel les focs étaient roulés et serrés ! Les deux mâts, inclinés parallèlement, touchaient presque la poutre, de leur extrémité arrondie, et au sommet du plus élevé, le grand mât, un drapeau tricolore flottait, religieusement renouvelé par Turgis, qui pavoisait le petit navire, les jours de grande fête.

Il n'y manquait rien, et même, en regardant attentivement à l'arrière, on pouvait voir à la barre, un homme coiffé d'un suroît, vêtu d'une vareuse rapiécée comme la vareuse de travail du patron défunt, et qui, du bras qu'il avait libre, faisait un geste comme pour appuyer le commandement d'une manoeuvre.

C'est en souvenir de cette barque et aussi par religion filiale, que Hautemanière avait baptisé son cotre de pêche, d'un tonnage double, et qui, sur la mer démontée, dansait comme un marsouin, passant à travers les lames, sans y rien laisser, ni un morceau de bois, ni un morceau de toile, ni un bout de corde.

Parfois, dans les jours de gros temps, lorsque la mer mugissait et que le vent pleurait dans l'espace, la veuve faisait signe à Turgis. Elle éprouvait le besoin de voir de plus près le portrait du bateau disparu, sans que l'on en eût retrouvé une planche, et la miniature glissant sur une poulie, comme les quinquets et les lampes d'église, se plaçait comme d'elle- Même à la hauteur de ses yeux, pour reprendre sa place accoutumée, quand le vieux matelot voyait les larmes rouler trop pressées le long des joues ridées de Mme Hautemanière.

Dans le fond, on opposition avec la fenêtre se dressait le lit, très élevé, enfermé dans une sorte d'armoire sans portes, au sommet de laquelle courait un lambrequin d'étoffe festonnée, de la même couleur sombre que la couverture, sur laquelle se détachaient, blancs comme une neige immaculée, les deux oreillers invariablement placés l'un près de l'autre, comme au temps où il y avait deux têtes sur le même chevet, quand le patron ne passait pas la nuit en mer.

Depuis vingt ans, cette pièce de la maison n'avait pas changé, et le spectre du défunt, arrivant à l'improviste, eût trouvé tout en place. Les chaises de paille avaient invariablement les pieds dans les mêmes trous de l'aire creusés par eux, à la longue. Sur les étagères du dressoir, la même vaisselle coloriée se montrait, chaque plat et chaque assiette de bout, reposant en bas contre la muraille, et appuyés par en haut contre une tringle de bois qui leur permettait d'avoir une inclinaison marquée, tandis que, au-dessous, les poêles, les chaudrons et les cruches de cuivre reluisaient sans une tache, et que, de chaque côté, du bas jusqu'au haut, les mesures d'étain, pintes et pots pour tirer le cidre, suspendus par l'anse à des clous à crochet, pendaient obliquement et par rang de taille, diminuant à mesure qu'ils s'élevaient.

Une fois par semaine, le samedi, on nettoyait tout cela, Turgis faisant la grosse besogne. La Sarcelle, amenée sur la table pour la circonstance, était soigneusement espalmée, et quand la ligne blanche du liston, qui se détachait sur sa coque noire, était un peu ternie, on la remettait à neuf avec du blanc d'Espagne délayé dans l'eau, étendue d'une légère adjonction d'eau-de-vie.

Cette toilette du dressoir était une des joies de Marcelle qui, comme les petits enfants, prenait plaisir aux moindres choses. Elle éprouvait une satisfaction qui se traduisait par des éclats de rire, on voyait les cuivres prendre teintes plus rutilantes sous le linge trempé dans le tripoli ; et quand l'opération était finie et que tout était remis en place, elle s'agenouillait et s'émerveillait de se voir, la figure allongée, dans le ventre rebondi des larges cruches où se réfléchissaient, en ligne courbe, tous les objets de la maison, jusqu'aux images coloriées cloués de chaque cot du lit, qui représentaient deux matelots décorés de la Légion d'honneur, le chapeau ciré repoussé tout à fait en arrière, et que l'on avait achetées un jour de marché, à Saint-Vaaat, à l'étalage d'un colporteur, à la nouvelle de la distinction accordée au fils Hautemanière, pour sa belle conduite dans les mers du Japon.

Il y avait longtemps de cela. Le malheur, depuis lors, s'était abattu sur la famille mais le temps, qui cicatrise toutes les blessures et qui façonne les hommes à sa fantaisie, avait apporté, sur son aile, les heures d'oubli et l'on aurait pu croire que, dans toute la paroisse, il n'existait pas de maison plus heureuse que la maison des Hautemanière, le bonheur du fils compensant bien des choses, expliquant même, aux yeux des riverains superstitieux, l'innocence de sa soeur et la paralysie de sa mère. Combien, dans le village, eussent accepté la fortune, l'aisance même, à ce prix

Cependant, il n'échappait ni a la veuve, ni au matelot Turgis, que Hautemanière était, depuis quelques semaines, en proie à une préoccupation constante.

D'abord, il s'absentait, maintenant, entre deux marées, lui qui jadis ne s'éloignait jamais de la maison et Turgis qui, du haut de la dune, avait, maintes fois, observé son manège, l'avait vu mettre le cap sur Saint-Vaast, à des heures où il n'y était point appelé pour ses affaires.

Ces allures inaccoutumées présentaient des symptômes graves, et le vieux béquillard avait été plus fois tenté de suivre son maître. Mais on n'est pas alerte avec une jambe de bois qui, de plus, sonne sur les chemins comme des coups de marteau et dénonce son homme. En outre, Turgis savait que Hautemanière n'était pas d'humeur à entendre la plaisanterie sur ce chapitre, et il ne lui restait que la ressource de se perdre en conjectures.

Ce matin-là, Hautemanière, au retour de la pêche, entra dans la maison, d'une façon tout à fait exaltée et ce fut d'un air distrait qu'il embrassa sa mère et sa soeur.

Sur la table, comme d'habitude, la soupe à la graisse fumait, répandant, dans toute la pièce, une odeur embaumante.

Sans y prendre garde, le pécheur s'engagea dans l'escalier presque à pic conduisant à l'étage supérieur où se trouvait sa chambre, et ses larges bottes de mer faisaient craquer les marches qui gémissaient sous le poids.

Turgis, la cuillère de cuivre à la main, et tout prêt à s'installer à sa place accoutumée, le héla :

- Patron, cria-t-il, faut-il vous attendre ? - Hautemanière ne répondit rien et la porte de sa chambre se referma sur lui avec fracas.

Alors, l'homme et les deux femmes se regardèrent, ne sachant ce que cela voulait dire, et l'idiote, inquiète elle-même, quoique gardant son éternel sourire, gagna l'escalier où, après avoir gravi les trois ou quatre premières marches, elle appela, de sa voix douce, son frère qui ne répondit rien, tandis que les pas lourds de celui-ci résonnaient sur le plafond, mêlés a des parâtes heurtées dont on entendait le son, mais dont le sens n'arrivait pas jusqu'à la salle basse.

Pour sûr, il y avait dit nouveau.

La veuve, les yeux fixés sur les yeux de Turgis, interrogeait le matelot qui ne savait que dire puis, elle lui fit signe de s'approcher, lui indiquant, par gestes, de frapper au plafond avec sa béquille.

Il frappa trois coups de suite avec le même intervalle.

C'est ainsi qu'elle l'appelait la nuit, quand elle avait besoin de quoique chose, et qu'il lui suffisait de lever un peu le bras pour cogner au plafond, à l'endroit même au-dessus duquel Hautemanière dormait.

Le pêcheur descendit, la mine sombre, et d'un geste sec, presque brutal, commande à Turgis de sortir.

Sa soeur ne le gênait point. On pouvait parler devant elle. La pauvre innocente entendait les mots, mais ne saisissait point leur signification. C'était la sérénité et l'impassibilité mêmes, une plante vivante qui marchait, mais dont la sensibilité restreinte ne dépassait presque de rien les limites de la sensation. Accoutumée à la franche allure de Hautemanière, son aspect sombre la déroutait, et ce changement dont elle ignorait la cause était un bouleversement dans sa vie.

Turgis une fois sorti, Hautemanière s'approcha de la veuve, lui prit la main et se penchant sur elle, l'embrassa.

Avec son regard plein d'éloquence elle l'interrogea. Sa physionomie expressive se substituait à la langue muette, depuis des années. Les yeux parlaient, anxieux et tristes à la fois. Hautemanière, mieux que tout autre, seul peut-être, comprenait ce langage, et ce fut en interrogeant lui-même qu'il répondit.

- Vous voudriez, n'est-ce pas, que je vous donne des explications ?

De la tête elle fit signe que oui, insistant même, pour faire comprendre que depuis longtemps déjà elle les attendait.

Alors, sans préambule, il lui dit tout, avec une volubilité extrême, et comme pour se griser de ses propres paroles. Ce rude marin, à la peau tannée, trouvait, pour peindre son état, des expressions palpitantes. Sentant qu'il ne s'appartenait plus, il s'accusait parfois et finissait par accuser le hasard qui avait tout fait, en jetant Geneviève Folliot sur son chemin.

Est-ce que c'est ma faute si je l'ai rencontrée, et saurais-je dire si c'est le diable ou le bon Dieu qui l'a placée sur ma route ? Tenez, je ne vous demande qu'une chose, mère, c'est de la connaître. Voulez-vous qu'elle vienne ? Voulez-vous lui permettre de venir ? Elle a un enfant, eh bien, après ? Son père n'est-il pas mort ? Est-ce que jamais on viendra le réclamer, quand il sera ici ? Cette idée-la m'a longtemps arrêté aussi, voyez-vous cela me faisait quelque chose de penser à nourrir quelqu'un qui ne serait pas de la maison. Mais il n'y a pas de raisonnements qui tiennent…

Du geste, la vieille femme l'interrompit et lui montra, du doigt, le petit bateau qui pendait au plafond, le bateau de Hautemanière père, avec le patron debout à l'arrière, le bras tendu en avant, juste vers son fils, et comme pour lui dire qu'il agissait mal.

II leva la tête, suivant la direction indiquée par le geste, et regarda sans comprendre.

Alors, elle songea à autre chose, et prenant Hautemanière par le bas de sa vareuse, elle le força de tourner les yeux vers le fond du lit où, tout auprès d'un bénitier fait d'un coquillage en forme de vasque, collé sur un morceau de buis grossièrement sculpté, se trouvait encadrée et sous verre la croix de la Légion d'honneur, pendante au bout de son ruban rouge un peu terni par le temps. Et les yeux expressifs de la veuve, fixés sur les yeux de son fils, semblaient lui dire

Mais, si tu as oublié ton père, est-ce que tu ne dois point à ceci quelque chose ? Quand on peut se mettre cela sur la poitrine, on n'a pas le droit d'introduire le déshonneur dans la maison.

Cette insistance, qui lui paraissait être de parti pris, peu a peu l'encoléra. A quarante ans qu'il avait, et bien accomplis, n'était-il pas libre de prendre femme à son gré, et sans rendre de comptes à personne ? Quand l'idée du mariage lui était venue, il n'avait pas été sans prévoir quelque résistance, mais sans jamais s'attendre à une fin de non-recevoir aussi absolue. Son irritation augmentait d'autant plus qu'au fond, il se savait dans son tort. Mais, comme les hommes les plus robustes que l'amour saisit sur le tard et dompte du premier coup, il se savait si bien pris qu'il n'avait pas même honte de sa faiblesse.

Cette nature foncièrement honnête, mais à peine dégrossie, ne voyait pas juste, et la passion qu'il ressentait finissait par lui faire regarder, comme la chose la plus naturelle du monde, d'introduire chez lui un bâtard que son mariage légitimait. Aussi, cela lui parut-il énorme de dire qu'en agissant ainsi il se déshonorait et qu'il n'était plus digne de porter cette croix qui, dans la cage de verre, reluisait et témoignait de sa valeur et de son indomptable courage. Il n'y vit pas autre chose qu'une disproportion énorme entre ce qu'il voulait et ce qu'on lui refusait, et il en prit de l'aigreur, au point de faire un geste brutal de colère et de parier avec une brusquerie qui n'était pas dans ses habitudes.

- Ainsi, c'est dit, fit-il, avec une sorte de fureur ; on ne veut pas ici que je me marie. Pourquoi ? Parce que cela fera deux bouches de plus dans la maison, et que la part de chacun en sera diminuée d'autant.

La paralytique fit un geste spontané d'énergique dénégation ; mais Hautemanière, qui s'emportait, poursuivit :

- Il n'y a pas autre chose. Eh bien, voulez-vous que je vous dise ? Voilà quelques semaines déjà que je n'ai plus grand coeur à la besogne. Il y a une voie d'eau là-dedans, - il mit la main sur sa poitrine, - et il y est entré des choses que je ne suis plus maître d'en faire sortir. Pourvu que cela dure, je ne serai plus bon à rien, c'est moi qui vous le déclare, et voilà l'hiver qui vient, la saison où il ne faut point avoir l'esprit malade, si l'on veut se mesurer avec la besogne et tirer des bordées sous la neige pour apporter ce qu'il faut à la maison.

Et trouvant dans la passion même qui le possédait une excuse de philosophe, sur laquelle on disserte tant aujourd'hui :

- Dites-moi, ajouta-t-il, mais dites-moi donc que, pour avoir fait un enfant, cette fille ne vaut pas mieux qu'un chien, et qu'elle ne mérite pas d'autre lot que la misère !

La veuve, impassible, le regardait toujours, et, à ces paroles, elle inclina la tête, à plusieurs reprises, voulant dire que c'était absolument son idée.

Hautemanière n'en revenait pas. La résistance qu'il avait entrevue, an espérant la vaincre, se changeait en volonté formelle ce n'était pas que de la répugnance, mais un dégoût ou tout au moins un mépris dont il comprenait la cause, mais que, pour tout au monde, il n'eût pas voulu rencontrer.

La veuve, devant cette attitude si inaccoutumée, n'avait point l'espoir de réussir, sachant que son fils était le maître mais elle voulut poursuivre sa résistance, et d'un geste large du bras, elle répondit à ses récriminations par une phrase muette qu'il comprit.

- Vous voulez me dire, sans doute, fit-il, qu'il ne manque pas de filles à marier dans Réville, et que je n'aurais qu'à vouloir pour faire un choix a votre idée ?

Elle remua la tête vivement, de haut en bas, heureuse d'avoir été comprise mais ce fut une satisfaction de courte durée, car aussitôt, et brutalement, il poursuivit :

- C'est une graine abondante, dit-il, et ce n'est pas d'aujourd'hui que je le sais ; mais il n'y a qu'un malheur, c'est que je n'en veux pas.

Une larme parut au bord de chaque paupière de la paralytique et glissa dans les crevasses do ses joues ridées.

Aussitôt l'idiote se leva et se mit à les essuyer avec son mouchoir, en regardant son frère d'un air qu'elle voulait rendre dur, et en répétant à plusieurs reprises :

- Méchant, méchant François !

Cette intervention innocente, loin de le calmer, l'irrita.

Marcelle avait porté sa chaise près du fauteuil de la veuve, et les bras autour du cou de celle-ci, la caressait, se retournant parfois pour regarder son frère, dont l'aspect sombre lui inspirait une certaine crainte.

Jamais elle ne l'avait vu ainsi, la feu de la colère dans les yeux et sa pauvre tête fragile cherchait à s'expliquer ce que cela voulait dire.

- Elle aussi ! dit brutalement Hautemanière.

Et, toujours avec la même violence, il ajouta :

- Pourquoi pas Turgis ?

Alors il se mit à marcher dans la salle, les bras croisés et la tête inclinée sur la poitrine puis, s'arrêtant de nouveau devant sa mère, sur le visage de laquelle glissaient, en suivant les sillons des rides, quelques larmes essayées à mesure par Marcelle :

- C'est trop fort, à la fin, dit-il, qu'on me traite ici comme un mousse, et que je n'aie pas le droit d'agir à ma guise ! Est-ce que je ne suis pas mon maître ? Suis-je mon maître, oui ou non ? Voilà ce qu'il faudrait savoir. Voyons, dites-le, connaissez-vous quelque chose qui puisse s'opposer à ce mariage, si je le veux ?

La veuve, que cette explosion soudaine surprenait, effrayait presque, fit signe que non. Alors il continua :

- A quoi bon toutes ces jérémiades et ces simagrées ? Ah çà ! est-ce que vous croyez que je dois vivre éternellement ici comme un religieux dans sa trappe, et que, depuis vingt ans et plus que je trime entre le ciel et l'eau, l'envie ne me soit point venue une fois de penser à mon nid avant de faire celui des autres ? Ma parole, c'est à croire que l'on veut m'accaparer pour toute ma vie, et il n'est pas jusqu'à la jambe de bois qui ne s'en mêle et veuille me faire la leçon. Je suis pris, tout A fait pris, archi-pris; eh bien, est-ce que c'est ma faute ? J'ai trop longtemps jeûné, voyez-vous, et j'ai un appétit d'enfer.

On ne l'avait jamais vu comme cela, et, à mesure qu'il parlait, Marcelle, à qui le sens de cette sorte de colère échappait, prononçait des mots inarticulés, avec l'abondance des enfants qui se mettent à parler haut sans savoir ce qu'ils disent, quand on fait du bruit autour d'eux.

Hautemanière s'en aperçut. Ces paroles, sans aucune signification l'irritèrent, et, tout d'un coup, saisissant sa soeur par le poignet, il l'attira brusquement à lui et la poussa sur une chaise, à l'autre bout de la salle, la regardant si durement qu'elle on tremblait, et que, pour le désarmer, elle s'efforçait dr sourire.

Puis il reprit sa marche saccadée, de long en large, parlant entre ses dents, lorsqu'on jetant machinalement, par la fenêtre ouverte, un regard sur la grève, il s'arrêta, bouche béante, et revint vers la veuve qu'il contraignit de se lever, et lui montrant au bord de la mer descendante, les pieds dans les remous des vagues, une femme qui marchait à pas lents :

- Tenez, dit-il, la voilà.

Il fallait les yeux d'un amoureux pour reconnaître, à cette distance, Geneviève Folliot. Tout ce qu'on pouvait voir seulement, c'était sa tenue simple : une jupe assez courte que la brise collait sur ses jambes, un corsage de couleur sombre et un bonnet de linge blanc dont les brides, dénouées, flottaient, en arrière, le long du buste, presque jusqu'à la ceinture.

La veuve, de plus en plus assombrie, ne sourcillait pas, et soulevant la canne de buis sur laquelle elle s'appuyait quand on lui taisait faire quelques pas sur le chemin dans les beaux jours, elle en dirigea l'extrémité vers la grève, montrant, dans une flaque laissée par la marée, un enfant qui galopait, frappant des pieds de toutes ses forces pour faire jaillir l'eau de tous les côtés.

Hautemanière comprit le geste et l'interrogation, et répondit simplement :

- Oui.

C'était la première fois qu'elle se montrait là, et, dans sa simplicité de grand enfant, il s'imagina que, repentante de sa fuite, elle venait jusque sous ses fenêtres pour être aperçue. Il voyait dans cette démarche une sorte d'appel et comme ta désir d'une demande de pardon.

Alors une idée lui vint, celle de mettre ces deux femmes en présence, ne doutant pas du charme que l'étrangère exercerait sur sa mère, jugeant par ce qu'il avait éprouvé lui-même, au premier abord, de son infaillible séduction. Sa physionomie, sombre jusqu'alors, soudain s'éclaira, et, se rapprochant du fauteuil de la paralytique :

- Mère, dit-il, voulez-vous que je l'appelle ?

Avec une expression do physionomie découragée, elle fit signe que oui.

Il y avait bien des choses dans ce simple mouvement de tête. Il voulait dire que l'on renonçait à la lutte mais de force seulement, et que l'éloignement demeurait ; que l'on cédait, voilà tout, mais sans enthousiasme et plutôt par lassitude.

Hautemanière, lui, ne vit que l'acquiescement, et tout joyeux s'élança vers la fenêtre. Là, mettant les deux mains autour de sa bouche, comme un porte-voix il héla, à faire trembler la maison :

- Mademoiselle Geneviève !

Celle-ci se retourna, courut vers l'enfant auquel elle prit la main, et tout doucement, à pas comptés, se dirigea vers la maison des Hautemanière.

Quelques instants après, elle apparut sur le seuil, droite, imposante presque, sous son costume simple, mais timide et un peu rougissante, et, sur un geste de Hautemanière, elle entra, le petit toujours à la main.

Elle tenait ainsi la promesse qu'elle s'était faite de ne point pénétrer seule dans la maison, et quand son pied se posa sur le seuil, on eût dit, malgré la réserve de l'allure, du premier pas d'un soldat dans une ville conquise.

Alors, elle se dirigea vers la paralytique et la salua, sans prendre garde à la physionomie glaciale qui semblait lui dire de se tenir à distance, et, le plus naturellement du monde, elle redressa derrière sa tête, un oreiller qui menaçait chute, après l'avoir secoué à plusieurs reprises pour rendre la plume plus uniforme et plus douce.

Cela fut fait avec une simplicité parfaite, pendant que le petit regardait curieusement Marcelle, et, non moins simplement, elle dit :

- Là, maintenant, vous devez vous sentir mieux.

La veuve gardait sa réserve froide, au grand désespoir de Hautemanière qui, pour se donner une contenance, attirait l'enfant et le soulevait à la hauteur de son visage.

- Diable ! fit-il ! il est lourd ; c'est taillé pour faire un marin et pour naviguer sur la mer jolie.

Geneviève, qui t'entendit, vivement se retourna et d'une voix dont elle n'eut pas le temps de corriger la brusquerie :

- Jamais, dit-elle, monsieur Hautemanière.

C'était net, et cela voulait dire qu'il ne fallait pas y revenir. Aussi pour changer la conversation, il se mit de nouveau à faire sauter l'enfant, et tout d'un coup lui demanda :

- Comment t'appelles-tu ?

- Jacques, répondit l'autre, Jacques Thomine, comme mon père ; n'étant pas d'âge à savoir que, de ces deux noms, un seul lui appartenait.

Geneviève en devint pâle. Décidément, ce n'était pas jouer de chance. Et pour ramener l'entretien sur une voie Meilleure, elle se mit à parler du temps, encore assez beau pendant la journée, mais dont il fallait se défier, le soleil une fois couché, et pendant la fraîcheur des nuits.

- Voila l'hiver qui vient, ajouta-t-elle, et c'est la saison dure pour tous, mais surtout pour ceux qui ne remuent pas. Je suis sûre – et elle s'adressait à Hautemanière – que votre pauvre mère n'a pas tout ce qu'il lui faut ; non pas qu'il lui manque rien, mais il y a des soins que les médecins n'ordonnent pas et qu'il faut inventer, quand on a de l'affection et de l'usage.

En parlant ainsi, sa voix était très douce, presque caressante, ce qui n'empêchait pas la veuve de la regarder durement toujours, et même, par colère, elle avait rejeté de coté, l'oreiller que Geneviève venait de remettre d'aplomb, entre son buste inerte et le dossier de son fauteuil. Puis, toujours avec le bout de sa canne, elle montra Marcelle que le petit agaçait et qu'il voulait entraîner avec lui sur le chemin.

- Oui, dit Hautemanière, la mère veut vous dire qu'elle a Marcelle, très soigneuse et très attentive, et aussi Turgis, un vieux matelot, dévoué ; mais l'une n'a pas d'invention, comme vous disiez tout à l'heure, et l'autre manque d'usage.

Et s'enhardissant, malgré la crainte qu'il avait d'être interrompu par un geste péremptoire:

- C'est une femme comme vous qu'il faudrait ici, dit-il, qui mettrait tout en ordre dans la cambuse, pendant que je gagne au large tant bien que mal, le pain de la maison.

Geneviève le remercia d'un sourire, mais ce n'était pas elle qu'il regardait ; il épiait, sur le froid et dur visage de la paralytique le moindre signe de tendresse. Mais celle-ci, comme si elle eût deviné cette insistance, tournait la tête vers la fenêtre et semblait contempler les vagues bleues qui, là-bas, se brisaient sur les roches de Tatihou, à l'assaut desquelles elles montaient en dispersant en l'air des nuages d'écume.

Trouvant que c'était assez pour une première fois, elle manifesta l'intention de s'éloigner, et appela le petit qui, dans la cour, se lançait à la poursuite des poules, faisait un vacarme du diable, et s'étant saisi d'un filet pour pêcher la crevette, appuyé contre le mur, faisait tout son possible pour y enfermer le superbe coq à longue et large crête rouge, dont les yeux flambaient et qui se sauvait, en jetant des cris de colère, s'arrêtant parfois, droit sur ses ergots, et se demandant peut-être s'il ne ferait pas bien de se jeter à la tête de ce persécuteur qu'il voyait pour la première fois.

Le rouge on monta aux joues de Geneviève, et, contre son habitude, elle appela son enfant, brutalement.

Lui, accoutumé de faire ses volontés, ne prit pas garde à sa colère et, tout en continuant de poursuivre les poules, se retournait, de temps en temps, pour la regarder avec des yeux effrontés.

Alors, comme il passait à portée de sa main, toujours brandissant le et poussant des éclats de rire, elle le saisit par le bras, et lui appliqua sur la joue, un large soufflet.

Interdit, il voulut rire, faire le brave, mais elle renouvela la dose, et, le poussant devant elle, le força de rentrer dans la maison.

Hautemanière était émerveillé de cette énergie. L'enfant ne lui allait qu'à demi, et ces corrections le charmaient. Il crut devoir lui en adresser ses compliments.

- C'est comme cela, dit-il, qu'il faut que les enfants marchent, quand ils n'obéissent pas.

- Il marchera, dit-elle, soyez tranquille, monsieur Hautemanière.

Et lui, voulant encore appuyer, toujours avec la persuasion de lui être agréable :

- Oui, oui, fit-il, vous avez raison, mademoiselle Geneviève, et plus on s'y prend de bonne heure pour les corriger, mieux ça vaut. Mais vous ne vous en irez pas comme cela ; il ne sera pas dit que vous aurez pénétré dans le logis de François Hautemanière sans prendre place à sa table; ou bien, alors, c'est que vous m'en voudriez.

- Et comment donc, répliqua-t-elle, et pourquoi ? Ne vous êtes-vous pas montré, a mon égard, comme le meilleur des hommes ?

Ces quelques paroles, prononcées d'une voix douce, le remuèrent, et ce fut tout naïvement qu'il lui répondit :

- Oh ! mademoiselle Geneviève, c'est le contraire qui m'eut été difficile.

Quand ils rentrèrent, sa figure rayonnait. Ses affaires avaient marché bien mieux qu'il n'eut pu en croire, et ce fut d'un ton de bonne humeur qu'en roulant la table au milieu de la salle, il répétait :

- Jamais personne n'est sorti d'ici, avant d'avoir cassé une croûte et bu à la santé de toute la maisonnée.

Elle se laissa faire, mais à son corps défendant. Les yeux de la veuve toujours un peu irrités, et les regards sans expression de Marcelle la gênaient.

Pour faire trêve a cette contrainte, elle eut l'idée de mettre la main à la pâte. Elle prit des mains de Hautemanière, la nappe, encore pliée, et la lança sur la table avec une incomparable adresse; et pendant qu'elle rangeait dessus les assiettes et les verres, il eut une sorte de remords, ne sachant trop ce qu'il allait lui offrir, ainsi pris à l'improviste.

- Oh ! dit-elle, la moindre des choses, votre repas de tous les jours.

- C'est qu'ici dit-il, nous ne faisons point bombance. Mais il y a toujours des oeufs et du jambon pour les occasions imprévues.

- En voilà bien plus qu'il n'en faut, reprit-elle ; et tenez, voulez-vous me faire un plaisir, monsieur Hautemanière ? Laissez-moi le soin de la cuisine.

- Pardieu ! dit-il en riant, de son bon gros rire, de tout ceour.

Et, galant, il ajouta :

- Jamais repas ne m'aura fait plus de plaisir.

Alors il envoya Marcelle au poulailler, voir aux œufs les plus frais ; puis à même le jambon fumé qu'il décrocha, il coupa une demi-douzaine de tranches, une pour chaque convive, car, dans une pareille fête, il ne fallait pas oublier ce vieux marsouin de Turgis, mauvaise tête, mais bon cœur.

Quand Marcelle eut apporté et déposé sur la nappe une douzaine d'œufs encore chauds, Geneviève les prit, et, l'un âpres l'autre, les cassa en les frappant doucement, d'un petit coup sec, sur le bord d'un plat profond, dans lequel elle les jetait à mesure, le beau jaune doré s'étalant comme de larges louis d'or qui nageaient au milieu de l'albumine ; puis, à la fin, elle se mit à remuer tout cela, vivement, par un mouvement rapide de la fourchette de cuivre que Hautemanière lui avait choisie. Et pendant qu'elle combinait ainsi, en un tout liquide, les œufs qui se couvraient, à mesure, d'une belle nappe de mousse, Hautemanière agita la question de savoir si, au lieu de manger le jambon à part, il ne serait point préférable de faire une omelette au lard, avec des herbes toutes fraîches, du cerfeuil et de petites cives qu'on allait couper illico dans le jardin, et même une ou deux échalotes qu'il hacherait lui-même, aussi menu que possible, pour ne point faire pleurer ses beaux yeux.

Déjà il se voyait en ménage, et il la contemplait presque en extase, lorsque, après avoir battu l'omelette, elle se mit, tout simplement à deux genoux, devant l'âtre, soufflant de toutes ses forces sur les tisons à demi éteints, ramassant des brindilles de droite et de gauche, et les entassant l'une sur l'autre. Parfois elle se retournait, aveuglée par l'acre fumée qui s'échappait du bois humide et toussait en remuant la tête. Alors il admirait sa taille plus cambrée et sa gorge palpitante dont il apercevait les rondeurs, de haut en bas, par l'échancrure du corsage.

Tout à coup la flamme jaillit, et, sur l'énorme trépied, elle plaça la large tuile aplatie, le hétier, comme on dit on langage du pays, sur lequel on tourne les galettes de sarrasin, à de certains jours de l'année, y projeta un rien de beurre, histoire de la rendre humide, et l'essuya de toutes ses forces, avec un torchon spécialement destiné à cet usage puis quand elle vit la tuile luisante et qu'elle la jugea assez chauffée, elle y coupa, en petits morceaux minces, le jambon dont le gras fondit à mesure, prenant une belle couleur rosée, et se recroquevillant dans la friture qui bouillonnait et après avoir agité une dernière fois les oeufs dans le plat, elle les versa sur la tuile où ils s'étendirent, et à mesure qu'ils prenaient de la consistance, elle les amassait au milieu, en un beau monceau qui embaumait, et à travers lequel elle donnait de grands coups do fourchette pour l'empêcher de coller au fond. Enfin, elle recouvrit le tout avec le plat et enleva la tuile d'une seule main, la main droite, puis, posant la gauche largement, sur le plat, elle retourna avec une prestesse sans pareille, et l'omelette dorée apparut, garnissant le plat, jusqu'aux bords, sans qu'il en restât un fragment sur la tuile intacte.

Hautemanière était émerveillé. Non, jamais il n'avait vu pareille chose ! Quelle ménagère ! Et quelle besogne une telle femme devrait abattre, si elle voulait s'en donner la peine !

D'avoir fait cela, on si peu de temps, le feu et la cuisine, elle ne paraissait nullement fatiguée. Tout au plus quelque rougeur aux joues, et qui la rendait encore plus belle et plus appétissante !

Soudain, l'on entendit résonner la jambe de bois du béquillard qui,sentant le fricot, se rapprochait de la cuisine. Le vieux Turgis entra, l'oeil soupçonneux, mais les narines dilatées par cette bonne odeur flairée de loin qui le ramenait, et l'on se mit à table.

Avant de porter une bouchée à ses lèvres, Geneviève bredouilla quelque chose, entre deux signes de croix, d'un air si modeste que la veuve en fut ébahie et se mit à la regarder avec des yeux plus tendres.

A mesure que le repas avançait, Geneviève se montrait, pour elle, pleine de complaisance. De temps en temps, elle quittait sa place pour arranger, dans l'installation compliquée de la paralytique, quelque chose qui n'allait pas à son idée, et la veuve qui, quoique aimée et choyée, n'était pas habituée à de telles prévenances, surtout si bien entendues, la remerciait d'un signe de tête et parfois d'un sourire.

Hautemanière était au comble de la joie. A chaque bouchée, il s'extasiait sur l'excellence de la cuisine. La présence de Geneviève l'avait transformé; elle le grisait. Chacun, du reste, revenait, et les visages se faisaient, sinon plus souriants, du moins plus affables. La veuve, de temps en temps, regardait l'intruse avec moins de haine, et Marcelle n'avait plus ses airs craintifs et effrayés.

Il est difficile, à quiconque, de résister à l'influence de la beauté, et cette plantureuse fille, d'allures si simples et si peu embarrassées, s'imposait d'une façon sûre, et que les autres acceptaient inconsciemment.

Lorsque le petit, assis entre Turgis et Marcelle, parlait trop haut, elle lui faisait les yeux durs. Jamais on n'eût dit qu'elle venait de pénétrer dans cette maison pour la première fois. Avec une adresse et une aisance singulières, elle prenait l'initiative de faire les honneurs, et c'est elle qui versait dans tous les verres et qui offrait de remplir les assiettes vidées.

Le pêcheur n'y tenait plus; il était ravi. Quand l'omelette eut disparu tout entière et que Turgis eut mis le dessert sur la table, les belles poires dorées, cueillies sur les espaliers du jardin et les pommes rondes comme des sphères, Hautemanière se leva et prit dans le bas de l'armoire une bouteille coiffée d'un beau cachet rouge. Puis, avec le manche de son couteau, il fit tomber la cire dans son assiette et déboucha :

-Tenez, dit-il, mademoiselle Geneviève, voilà une liqueur dont on n'use pas beaucoup à la cambuse, à l'exception de la mère, qui a besoin de fortifiants. Goûtez-moi cela, un vrai velours ! Le vin, voyez-vous, c'est le médicament par excellence, et par-dessus le marché, le nectar de ceux qui se portent bien. Tel que vous me voyez, en bon Normand, je ne déteste pas le cidre, mais un verre de vin, entre deux chopines, a bien son charme, et vous m'en direz des nouvelles.

Tout en bavardant, il remplissait les verres, laissant tomber, de haut, le beau jet rouge qui faisait de la mousse rosée, et qui, dans la lumière du soleil, prenait des reflets de rubis.

Il n'en fallait pas davantage pour que la glace fût rompue, ou à peu près.

Cette grande rasade de Bordeaux délia les langues, comme par enchantement, et tous les bras s'allongèrent pour trinquer avec Geneviève.

Turgis lui-même voulut parler ; il s'embrouilla, et quand tous les verres furent vidés recta, sans qu'il restât une goutte de vin dans le fond, Hautemanière qui craignait l'heure de la séparation, dit qu'il ne serait peut-être pas hors de propos de faire du café.

Il n'y a pas de fête complète sans café. Jean-le-Brun (on appelle ainsi le café en Basse-Normandie) est l'ami de tout le monde, que diable ! et il n'y a rien de tel qu'une demi-tasse, avec un solide coup d'eau-de-vie, pour tenir le cœur toujours joyeux et chaud.

Ce fut encore Geneviève qui prit la direction de l'affaire, affirmant que c'était son triomphe.

Alors, Hautemanière apporta le filtre, sur la table, un filtre de famille, qui pouvait contenir une douzaine de tasses, largement, puis le café moulu dans une boite cylindrique on fer-blanc.

Elle en jaugea la quantité voulue, avec une cuiller, comptant à mesure qu'elle la vidait, et ainsi jusqu'à la demi-douzaine, regarda en souriant Hautemanière et lui demanda :

- Est-il fort ?

- C'est du vrai, dit-il, et sans un grain de chicorée.

- Ma foi, tant pis, dit-elle, il n'en sera que meilleur, et une cuillerée de plus ne tuera personne.

Et ce disant, elle jeta, dans la cafetière, une pleine cuillerée de la poudre vivifiante.

Alors, avec le fouloir, elle pressa à petits coups, tout doucement, mit le filtre en place et posa la cafetière au milieu de la table. Puis elle se leva. Pour se garantir la main, elle prit avec le bas de son tablier, dans la cendre de la cheminée, le pot de grès rempli d'eau bouillante et versa dans le filtre à coups mesurés. Il s'en dégageait une buée épaisse, aussitôt pleine de bonne odeur, et toutes les narines s'en dilataient autour de la table, pendant qu'elle versait toujours et que Hautemanière, en admiration, la mangeait des yeux.

Debout, le bras tendu, elle versait sans perdre de vue le filet d'eau claire, et on la voyait, à travers la buée, comme dans un brouillard, la figure un peu colorée ; des mèches de cheveux, sortant de son bonnet de linge, frissonnaient au moindre de ses mouvements, et quand elle crut avoir mis assez d'eau, elle ferma le filtre, se rassit, et un silence complet régna, au point qu'on entendait les gouttes sonores qui tombaient dans le réservoir, et le ronronnement d'un chat, couché en rouelle, sans cérémonie, sur le lit de la paralytique.

Marcelle, après les avoir essuyées, posa sur la table les tasses des grands jours, en terre brune, à reflets dorés, que Hautemanière avait rapportées en fraude de Jersey; et quand chacun eut la sienne, Geneviève versa en commençant par la veuve, disant que c'était à elle que revenait l'essence.

Ces prévenances successives lui allaient droit au cœur ; elle se déridait, la regardait avec bonhomie, presque avec tendresse, et cette pauvre vieille femme, égoïste comme tous les vieillards, surtout quand ils souffrent, se demandait si avec une telle bru dans la maison, elle aurait lieu de regretter les soins très dévoués, mais assez mal entendus de Turgis et de Marcelle.

Maintenant, le dos renversé sur sa chaise et la tête pendante, le petit Jacques, qui avait trop mangé, sommeillait. Ainsi posé, il n'avait pas l'air pire qu'un autre. Et puis, après tout, qu'est-ce qu'on y pouvait faire ? Cette omelette au lard était succulente à s'en lécher les lèvres et ce café, jamais elle n'en avait bu de pareil ! Dans son langage muet, elle le fit entendre à Hautemanière, qui s'empressa de traduire le compliment en l'enjolivant, et d'y ajouter quelque chose, pour son propre compte. Turgis, qui connaissait pourtant les bons endroits, déclara que le café de Caignon, aubergiste renommé de Réville, n'était que de la roupie de singe à côté de celui-là, et que l'on se damnerait volontiers si l'on était sûr de se trouver dans l'enfer en pareille compagnie.

Pour Hautemanière, il se perdait dans une douce rêverie. Là-bas, son cotre, à sec, était couché sur le flanc, et l'on voyait, avec de bons yeux, l'ancre au bout de son câble et fichée dans le sable. La mer était partie très loin, si loin qu'on la voyait à peine et que les îles Saint-Marcouf semblaient faire partie de la terre ferme. C'était une belle journée d'arrière-saison, douce et calme comme son âme, à cette heure rassérénée, et où, dans l'espace de quelques semaines, avaient grondé tant d'orages. Le brave garçon, en vidant, à petits traits, sa demi-tasse, se laissait aller aux douceurs du rêve. Il se voyait à terre, à cette table, entre deux marées, entouré de tout ce qu'il aimait le mieux au monde, à l'abri du besoin, et faisant même des économies, le ménage étant sous la direction d'une femme si adroite et si bien entendue. Ce fut elle qui le réveilla, en lui demandant, comme jadis sur la route, mais avec une voix autrement douce et pénétrante :

- A quoi pensez-vous donc, monsieur Hautemanière ?

- Ma foi, dit-il sans prendre le temps de la réflexion, je pense que lorsqu'on peut être heureux, on serait bien bête de passer a côté du bonheur.

Et se rapprochant d'elle :

- Il me semble que j'y touche, ajouta-t-il plus bas, et que c'est vous qui me l'apportez.

Alors, gracieusement, il lui offrit son bras et lui fit visiter la maison de fond en comble, interrogeant, lui demandant ce qu'elle trouvait de la cage, et si, le cas échéant, elle s'y plairait.

- Ah! dit-elle, pourquoi me demandez-vous cela!

- Mais, répondit-il doucement, parce qu'elle est à vous.

- Et votre mère, reprit-elle, vous n'y pensez donc pas ?

– Eh ! ne savais-je pas, fit-il, avec une franchise joyeuse, que, pour la gagner, vous n'aviez qu'à paraître ?

La joie la plus extrême, quoi qu'elle fit pour se contenir, brillait dans ses yeux. En moins de trois mois, elle n'avait pas perdu son temps, et, bonne fille qu'elle était, elle pensa aussitôt à Lalisel à qui elle devait cette fortune inespérée.

- Ainsi, dit-elle au bout d'un instant, nous nous marierons.

- Quand vous voudrez, répondit-il, et le plus tôt sera le mieux.

- Voulez-vous m'accorder une faveur ?

- Vous n'avez qu'à parler, vous le savez bien, n'est-ce pas ?

Si elle le savait, pardieu ! Elle en était sûre, et depuis longtemps !

Ce serait, reprit-elle, de convier à notre mariage le vieux sabotier de la côte Saint-Laurent. Il me semble que cela nous portera bonheur.

Il ne vit pas, dans ce désir, autre chose que le souhait d'un bon cœur, et il fut convenu qu'on inviterait Lalisel. En attendant, la maison était à elle, et pour sûr, elle n'aurait pas à se plaindre de l'accueil, jusqu'au jour où elle serait la maîtresse.

En regagnant Saint-Vaast, elle était rayonnante. Son avenir, celui du petit, étaient désormais assurés. La naïveté d'un brave garçon réparait les conséquences de l'imprévoyance d'un imbécile. Elle venait de perdre une fortune, mais elle rencontrait, en revanche, un mari, et quel homme! Un hercule qui était le dévouement même et qu'elle ferait marcher au doigt et à l'œil !

Cette situation-là valait bien l'autre. Elle y gagnait au moins un amoureux, qu'elle ne détestait pas elle-même, et qui ferait toutes ses volontés.

Pour le reste, c'était secondaire. Son idée n'était point de rien changer dans la maison, pourvu qu'elle y trônât en souveraine, avec une petite place pour son enfant, évidemment la meilleure après la sienne.

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Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Les Hautemanière

Année

1885

Source

Gallica