L'élection d'un maire

Texte

Il y a quelque trente ans, la politique remuante et tapageuse dans les centres de population n'avait point encore gagné la campagne, et les amateurs de la tranquillité d'esprit parfaite, celle qui permet aux écrivains et aux artistes d'admirer et d'écrire, pouvaient s'y croire complètement à l'abri des choses irritantes de ce monde.

Alors, il était permis de rêvasser le long des chemins, sans être exposé à la rencontre soudaine de quelque fâcheux qui vous aborde avec un bonjour, et tout aussitôt multiplie les questions.

- Eh bien, monsieur, où on sont les nouvelles ? Vous devez savoir cela, vous qui lisez les papiers.

Ou bien encore de s'asseoir à une table amie, sans être exposé, après satisfaction du premier appétit, à une foule de remarques appelant la discussion.

-Tout de même, ça ne va pas
- C'est pas que j' détestions la République par chez nous, mais faudrait qu'elle fût plus sage qu'au jour d'aujourd'hui.
-Paraît qu' c'est pas commode, puisque plus ça va, plus ça se gâte. Faudrait que M. Carnot qu'est un brave homme, à ce qu'on dit, prît les guides et tirât d'sus, à tour de bras. C'est comme ça que j' faisons quand j'avons des bêtes qui s'emballent.
- Et qu'est-ce que vous penser de tout ça, vous, monsieur le Parisien ?

Et voilà M. le Parisien obligé de faire sa partie dans le chœur, tout en déclarant qu'il n'est pas venu pour parler politique, une chose qu'il fuit comme la peste.

Et alors les hochements de tête de marcher leur train.

- Eh ! l'ami, vous en savez plus long que vous ne voulez nous on dire, et je n'haïssons point d'être instruits.

Où voulez-vous que l'on se réfugie lorsque, dans les endroits les plus écartés, ceux qui n'ont encore avec les centres les plus rapprochés que des moyens de communication sommaire, vous ne pouvez plus avaler une bouchée ni porter un verre à vos lèvres, sans que le vilain spectre n'apparaisse aussitôt ?

C'est une véritable obsession.

Il y en a pour adorer cela et pour le juger indispensable, nous ne le savons que trop, hélas et qui courent après la politique comme d'autres après la fortune, le plus souvent pour arriver à l'une par l'autre. C'est moi qui ne crois plus aux opinions désintéressées !

Heureusement que la nature demeure impassible devant toutes ces agitations humaines, que les feuilles poussent au printemps, comme si de rien n'était, et que la mer fait toujours assez de vacarme au pied des falaises, pour qu'on marchant au bord on n'entende plus rien autre chose que son éternelle et merveilleuse chanson.

Et malgré cela, dès que l'on se trouve en présence d'une agglomération de maisons serrées autour d'une vieille église, comme des moutons autour du pâtre, il faut tout de suite se dire qu'il y a du grabuge à l'état permanent, et que la politique y a fait au moins deux camps, dont l'un méprise et déteste l'autre.

Nos paysans et riverains, si laborieux, ne pensaient guère à cela jadis, mais le suffrage universel est venu, et bonsoir le calme et la tranquillité, les bonnes et douées heures de repos après la dure journée de travail, et l'insouciance bénie, si salutaire aux corps brisés par la besogne quotidienne !

Les préfets s'agitent, les sous-préfets se démènent, les ambitieux circulent et l'on discute, et l'on se dispute à n'en plus finir, devant les beaux couchers de soleil. C'est ainsi que les hommes se plaisent toujours à gâter le sublime ouvrage du Créateur. Il paraît que c'est nécessaire, mais je n'ai jamais entendu dire cela qu'a ceux qui en vivent, et qui font leurs affaires avec les ennuis et les soucis des autres.

Je me demande souvent ce qu'il adviendrait de notre France si, par miracle, la politique s'évanouissait tout d'un coup, comme un nuage floconneux, par un beau jour d'été? Parbleu ! elle serait trop heureuse, et c'est pour lui épargner cet excès de bonheur que les politiciens sont éclos.

Pandore, qui les tenait enfermés dans sa boite magique, un beau matin, leur a donné la volée, et ils se sont rués sur notre beau pays, comme les criquets sur la terre algérienne, pour l'énerver et pour le ruiner.

Enfin ! sommes-nous les maîtres de changer quelque chose à cela ? Non. Donc laissons faire et contentons-nous de suivre les progrès de la bêtise humaine, quand elle est mise en éveil, du haut en bas de l'échelle sociale, par toutes les ambitions.

Dans une commune de France que je ne nommerai pas, - qu'il vous suffise de savoir qu'elle s'étend le long de la Manche, dans les parages de Saint-Vaast-la-Hougue, - par une belle et chaude journée de dimanche, il y avait un maire à nommer.

Celui qui jusqu'alors avait géré les intérêts de ses administrés avait perdu quelque peu de son prestige, et il était à craindre qu'il ne fût battu en brèche, et fortement lors de la réélection.

Il ne s'y méprenait point, du reste, car ce n'était pas le premier venu que maître Auguste Lemperiére, ancien bon élève d'un lycée, et qui, sachant son histoire, n'oubliait point l'Athénien imbécile votant pour l'exil d'Aristide, à l'aide de l'écaille d'huître qui servait de bulletin de vote, dans ce temps-la.

Malgré cela, paysan dans l'âme, et spirituel comme pas un, de cet esprit original, qui fleure le terroir, et qui ne s'est pas encore dénaturé au contact des villes !

Toujours est-il qu'il savait son élection comme maire rudement menacée.

Le conseil municipal de l'endroit comptait dix membres, et il en était. Lors des élections municipales, il avait réuni juste le même nombre de voix que son voisin, Nicolas Troude, et rien que cela leur mettait à tous deux la puce à l'oreille.

Chose curieuse, et que Nicolas Troude regardait comme providentielle, dans le nouveau conseil, il comptait quatre partisans acharnés, incorruptibles.

Mais il en était de même de son rival Lemperière, et dame ! lorsque viendrait l'élection du maire, il était bien certain que le conseil nouvellement élu se partagerait en deux parties égales, cinq d'un côté, cinq de l'autre ; deux tours de scrutin pour sonder les choses, et le troisième décisif, donnant à égalité de suffrages le pas au plus vieux des deux concurrents.

C'est ce qui s'appelle le bénéfice d'âge.

Nicolas Troude savait cela ; mais Auguste Lemperière ne l'ignorait point, et celui-ci se sentait battu d'avance et obligé d'avaler l'élection de son adversaire.

Et c'était, dans la commune, un remue-ménage sans pareil, des conciliabules à n'en plus finir, des manœuvres inouïes d'habileté pour circonvenir et détacher du clan oppose, un conseiller dont la défection aurait tout de suite arrangé les choses.

Et l'on se réunissait cinq par cinq, les uns ici, les autres là, dans une auberge ou dans l'autre, et l'on discutait tant et tant, avec une animation telle, que les pots de cidre se vidaient rubis sur l'ongle, et que les consommateurs, moins nombreux que les pots, finissaient souvent par ne plus s'entendre.

Et, à mesure qu'approchait le jour de l'élection, les réunions se multipliaient, et, dans le village, c'était une rumeur constante de gens affairés qui, le tard venu, échangeaient entre eux de méchants propos, sinon des horions.

Il y avait, bien entendu, les partisans de l'ancien maire, un homme des plus « esprités », c'était connu, et qui, à toute force, auraient voulu sa réélection et, de l'autre côté, les tenants de Nicolas Troude, prêts à tout faire et qui, pour sûr, ne désarmeraient pas. Inflexibles comme des barres d'acier !

Aux champs comme à la ville, il se trouve toujours des gens pour aimer le changement !

Maître Nicolas Troude, assuré des voix de ses quatre hommes, et à plus forte raison de la sienne, voyait venir le grand jour avec une parfaite sérénité et se croyait sûr de son affaire.

Lemperière est un finaud, se disait-il, et pourtant il n'a pas l'air de se douter qu'il est déjà rasé, comme un des plus vieux pontons du port de Cherbourg. Il votera pour lui et ses quatre clampins sui-vront, c'est-clair. Oui, mais voilà où je l'arrête au premier tour de scrutin, cinq contre cinq; de même au second, et comme il n'y a pas de raison pour que ça change au troisième, je suis élu, de par la loi, grâce au bénéfice de l'âge. Attrape ça, maître Gustin, le malin des malins, et la fine fleur du panier !

Et Nicolas Troude, qui se voyait au moment du triomphe, se frottait les mains et disait entre haut et bas :
- Pas besoin vraiment d'avoir fait toutes ses classes pour être roulé comme ça!

Mais ce n'était point une raison de ne pas ouvrir l'œil, et dans les réunions quotidiennes qui précédaient la fameuse journée, Nicolas Troude sermonnait son escouade et lui prêchait la prudence.
- Attention, les amis s'écriait-il ! Mon nom sur trois bouts de papier différents, trois par personne ; vous mettez cela, soigneusement plié, dans votre poche, et, à chaque tour de scrutin, crac un papier dans l'urne. Est-ce entendu et compris ? Au troisième tour, et cinq contre cinq, je suis élu par bénéfice d'âge, ayant cinq ans de plus que Lomperière, et l'affaire est dans le sac. Alors nous hissons le drapeau à la fenêtre de la mairie et bonsoir Lemperière ! Ni vu ni connu, j't'embrouille !

Les quatre autres riaient, flairant la bombance qui suivrait, et aussi très satisfaits du bon tour :
- Vrai, dit l'un, il y aura de quoi s'amuser !

Et un autre, plus philosophe, ajouta :
- Il y a tout de même des moments où ça fait plaisir d'être plus vieux que les camarades.
- Directement.répliqua NicoIas Troude, et c'est pour le coup qu'il me serait pénible de rajeunir.

Et, grâce aux libations copieuses, et à la certitude qu'il avait de n'être point lâché par les quatre compagnons, il se voyait déjà ceint de l'écharpe tricolore, mariant ses administrés dans la tenue des grands jours, dînant la table du sous-préfet, et surtout écrasant de son mépris maître Auguste Lemperière qui bientôt ferait un nez long comme d'ici les îles Saint-Marcouf.

La satisfaction du triomphe définitif lui inspirait une grande allégresse, et les chopines de cidre se succédaient sans interruption sur la table, autour de laquelle les cinq conseillers accoudés finirent bientôt par crier tous ensemble :
- Il n'en faut plus du Lemperière !
- Un hypocrite qui cache son jeu !
- Et qui dine au presbytère !

Et, alors, saisissant un moment d'éclaircie, maître Nicolas Troude se dressant de toute sa hauteur, et avec un geste des plus nobles, s'écriait :
- Et ça se dit républicain! Là, vrai, est-ce que vous voulez encore de ces gens-là pour faire vos affaires ?
- Ah non, par exemple, jamais de la vie !
- Savez-vous ce qu'il en adviendrait s'il en était ainsi ? reprit Nicolas Troude ; tout simplement ceci qu'il ne serait plus question des conquêtes de 89, et que vous ne pourriez plus saler votre soupe, sans y mettre un fameux prix. Là, dites-le franchement, est-ce que vous pouvez vous passer de sel ?
- Non, bien sûr, pas plus que de tabac, de cidre et d'eau-de- !

Et, l'un après l'autre, fortement excités, ils vociféraient en tendant leurs tasses de porcelaine à bout de bras :
- C'est vous qui serez maire, maître Troude, ou bien alors c'est qu'il y aurait un traître parmi nous.

A cent mètres de là, dans l'auberge voisine, Auguste Lemperière avait également réuni ses partisans et il leur exposait carrément la situation.
Cinq contre cinq, nous sommes flambés, et c'est Troude qui l'emportera. Avec la meilleure volonté du monde, je ne puis pas me vieillir de cinq ans. Donc il faut opérer autrement.
- Dites, maitre Auguste, et si c'est faisable, vous pouvez compter sur nous.
- Eh bien ! voilà la chose : nous sommes deux candidats en présence, Troude etmoi. Vous ne me lâcherez pas, je le sais, mais les autres ne le lâcheront pas non plus, et alors, au troisième tour de scrutin, c'est lui qui est élu maire de la commune mais, en y réfléchissant, j'ai trouvé un moyen de lui rabattre le caquet; seulement il s'agira d'ouvrir l'œil.
- On les ouvrira tous deux, maître Lemperière, et tout ce que vous nous direz de faire sera exécuté à la lettre.
- En quelques mots, voici la chose : Personnellement, je n'ai point la moindre chance d'être maire, et vous savez pourquoi mais ce n'est pas une raison pour que Troude l'emporte, et alors, voici ce qu'il faudra faire : Aux deux premiers tours de scrutin, vous voterez tous pour moi, et quand viendra le troisième, le décisif, il faudra changer votre fusil d'épaule et voter pour notre doyen, Médéric Godefroid, ici présent; et qui accepte, est-ce entendu ?

Maître Godefroid se récria, mais Auguste Lemperière avait de l'autorité et aussi du savoir-faire :
- Aimez-vous mieux, dit-il avec un geste noble, livrer la commune à cet imbécile de Troude ?
- Ah ! pour ça, non, par exemple il se croirait trop et s'empresserait de marcher sur nous.
- Donc, nous votons tous pour maître Godefroid au troisième tour, c'est-à-dire au moment où les autres se croiront assurés de leur succès. Voyez-vous d'ici la déconfiture ?

Et ils la voyaient si bien, qu'ils en riaient, à gorge déployée, comme s'ils y étaient déjà, régalés par la figure de Troude qui ne s'attendait point à ce bon tour, et qui regagnerait son domicile, tête pendante, lorsque, après le troisième tour du scrutin, on hisserait le drapeau tricolore sur la façade de la mairie pour annoncer l'élection du maire.

Alors, maître Auguste Lempcrière se mit à faire une répétition générale : dix bulletins à son nom et cinq au nom de Médéric Godefroid et il expliqua la manœuvre, après avoir distribué les bulletins aux assistants, et en avoir gardé trois pour lui-même :
- Attention, dit-il ; vous glissez chacun un bulletin à mon nom dans la poche droite de votre gilet un autre de même dans la poche gauche. Pour le troisième, au nom de Médéric Godefroid, vous le coulez dans votre porte-monnaie. Avez-vous tous un porte-monnaie ?
- Oui, maître Gustin, ou bien une bourse avec des anneaux, ce qui est tout comme, et nous irons tout aussi aisément le chercher là-dedans.

Ça marcha comme sur des roulettes, et, au dernier tour, les cinq Godefroid sortirent des porte-monnaie pour entrer dans le chapeau de maître Auguste Lem-perrière.

Il en riait d'une façon muette à la manière du tueur de daims, et, comme Nicolas Troude dans l'autre auberge, il les excitait, en disant :
- Vous voyez d'ici leurs figures !

Et tous, ils auraient donné je ne sais quoi, pour que ça fût demain.

- Seulement, les amis, n'oubliez pas la consigne : Lemperière dans les poches du gilet et Godefroid dans le porte-monnaie.
- Dormez tranquille, maître Auguste ; c'est Médéric Godefroid qui sera nommé, mais c'est vous qui serez maire.

Les jours les plus désirés, quoique se faisant attendre, arrivent tout de même, et le jour de l'élection arriva.

C'était un dimanche, parce qu'il ne faut pas, autant que possible, déranger les paysans, dans les jours de moisson, et les conseillers municipaux, à l'heure indiquée, étaient réunis dans la grande salle de la mairie.

Maître Troude rayonnait, tandis que son concurrent Lemperière paraissait tout abattu et comme il n'avait point la victoire indulgente, il s'adressa à l'un de ses collègues, en le priant de voir si tout était prêt, et si, le moment venu, il n'y aurait plus qu'un signal à donner pour hisser le drapeau.

Sur une réponse affirmative, et comme il n'y avait pas de temps à perdre, on procéda à l'appel nominal pour se conformer aux règlements, et il fut immédiatement procédé au premier tour de scrutin.

Cinq Troude, cinq Lemperière ! On s'y attendait; l'affaire était réglée d'avance.

Sous les fenêtres de l'école qui servait de mairie, les paysans endimanchés et formés en groupe discutaient les chances de l'élection, et quoique leurs sympathies fussent, en majeure partie, pour maître Auguste Lemperière, ils savaient que Nicolas Troude bénéficiait de l'âge et qu'il n'y avait rien à dire. Il faut bien subir ce qu'on ne peut empêcher ! Du reste, le clan Lemperière avait si bien gardé le secret, que rien n'en était connu au dehors.

Quelle page palpitante dans les annales de la commune !

Dans les deux auberges, il y avait des pièces d'artifice qui devaient flamber, le soir venu, en l'honneur de M. le maire, mais achetées à condition, c'est-à-dire que le fournisseur devait en reprendre la moitié, suivant les circonstances.

Maître Auguste Lemperière, la mine toujours déconfite en apparence, ne perdait pas de vue ses quatre acolytes, et quand vint le deuxième tour de scrutin, il fut le premier à tirer ostensiblement son bulletin de vote, de la poche gauche de son gilet. Les autres en firent autant, avec des airs malins, mais gardant bonne contenance et tout au plus clignant de l'œil, comme pour s'entredire :
- Dans quelques minutes ça sera drôle !

Cinq Troude, cinq Lemperière ! Décidément l'affaire était réglée et, d'un air de commisération très bien joué, maître Nicolas Troude dit :
- Ce ne serait peut-être pas la peine de perdre notre temps; cinq contre cinq, c'est toujours moi qui serai nommé.
- J'en conviens, répliqua maitre Auguste, mais la loi est la loi, et il faut aller jusqu'au bout.
- Comme vous voudrez, reprit l'autre; mais franchement je ne vois pas ce que vous y gagnerez.

Il fut donc procédé au troisième tour, mais pour la forme, à l'idée de Nicolas Troude et de ses partisans.

Maître Lemperière saisit son troisième bulletin dans son porte-monnaie, ce que firent immédiatement les quatre camarades.

Les quatre Nicolas Troude avaient toutes les peines du monde à contenir l'expression de leur satisfaction, à la pensée de leur succès certain ; quant aux quatre Lemperière, ils se mordaient les lèvres, en songeant au changement qui allait se produire tout à l'heure sur les physionomies les plus sereines.

Ce fut, comme toujours, le plus jeune conseiller qui mit la main dans l'urne, et qui en rapporta un bulletin plié en quatre qu'il remit aussitôt au doyen d'âge. Solennellement, celui-ci le déplia et lut, avec une extrême lenteur .
- Nicolas Troude !

De même un second
- Nicolas Troude !

Mais voilà que tout d'un coup, au troisième bulletin déplié, l'aspect de l'assistance changea :
- Méderic Godefroid !

Hein! qu'est-ce que ça voulait dire? Est-ce que le lecteur y voyait clair ? Comment, un Médéric Godefroid, quand il n'y avait eu jusqu'alors que des Troude et des Lemperière ? Oui, qu'est-ce que ça voulait dire ?

C'était inquiétant, d'autant plus que, par la fenêtre ouverte, arrivait un petit vent de mer qui semblait tout plein d'ironie !

Nicolas Troude et ses tenants paraissaient déroutés ; et il y avait de quoi. Ce nom, jeté tout à coup dans le silence de la grande salle, ne dérangeait point les choses ; simple caprice, sans doute, d'un partisan de maître Auguste Lemperière, qui, voyant l'affaire réglée et le bénéfice d'âge acquis à Nicolas Troude, se donnait le plaisir facile et peu coûteux de voter pour un autre.

Oui, mais voilà que celui des conseillers qui plongeait la main dans l'urne ramena un second Médéric Godefroid, puis un troisième. Pour le coup, c'était grave et ma foi ! le nez de maître Troude commençait à s'allonger, flairant là dessous quelque chose; il ne savait pas au juste quoi, mais une facétie probable de Lemperière, ce diable de Lemperière qui connaissait toutes les ficelles à cause de ses séjours prolongés dans les grandes villes !

Et, pris d'une soudaine inquiétude, indéfinissable encore, mais réelle, il ne put s'empêcher de dire, entre haut et bas :
- Il y a des choses qui ne sont pas de convenance!

Ce à quoi maître Lemperière répliqua tout aussitôt :
- Quoi donc.? Qu'est-ce qui n'est pas de convenance ? Est-ce que Médéric Godefroid n'est pas éligible ?

Et, sans répondre à la triple question, Nicolas Troude, d'une voix dolente, dit, en s'adressant au conseiller qui retirait les bulletins de l'urne :
- Allons, continuez votre besogne.

Et il se rasséréna quelque peu en entendant son nom.

Trois Nicolas Troude, trois Medéric Godefroid ! c'était palpitant ! Mais comment cela se faisait-il qu'il ne fût plus question de Lemperière ? Et la lumière se faisant, ou à peu près, aux yeux de Nicolas Troude, il bondit, et le poing tendu, sous le nez d'Auguste Lemperière, il demeura quelques secondes sans prononcer une parole, et ce fut presque indistinctement, tant la colère l'étreignait, qu'il lui lança cette injure :
- Auguste Lemperière, tu n'es qu'une canaille !

Pas besoin d'aller plus loin, pardieu ! dans l'urne ironique. C'en était fait de lui, c'était fini et bien fini ; la mairie lui échappait.

Et de voir l'air piteux de ses hommes qui, eux aussi, commençaient à deviner, et les grimaces finaudes des partisans de Lemperière, ça l'enrageait, ça l'encollé-rait, au point qu'il n'y était plus et s'écriait :
- Ça n'est pas acceptable il y a là-dessous de la fourberie !
- Attendez au moins que l'opération soit terminée, dit placidement maître Lemperière; six bulletins seulement sont sortis, et il faut voir ce que diront les quatre autres.

La situation était émouvante, critique même. Mais, ce qui décontenançait les Troude, c'était l'absence de bulletins au nom de Lemperière. Et très pressés, plus pressés que Troude lui-même, ils invectivaient celui qui tirait les bulletins de l'urne et lui disaient, l'un après l'autre :
- Voyons, est-ce que c'est pour aujourd'hui, ou pour demain ?
- Il faudrait pourtant savoir à quoi s'en tenir !

Tandis que les Lemperière qui connaissaient la ficelle, répétaient tous, d'un air à la fois innocent et goguenard :
- Prenez votre temps, je n' sommes point pressés.

Et, se regardant l'un l'autre, avec des jeux de physionomie impossibles, ils faisaient ceux qui n'attribuaient aucune importance au résultat du scrutin, et, s'approchant à tour de rôle, de la fenêtre ouverte, ils donnaient, d'un ton candide, leur appréciation sur le temps : un soleil admirable, tout juste comme de l'or en barres, et qui, le soir venu, semblait s'en aller à regret derrière les coteaux riverains, comme quelqu'un de très consciencieux qui prend la clé des champs sans que sa besogne soit terminée.

Mais Troude s'en moquait pas mal, de ce beau soleil tout rouge, quand il disparaissait derrière l'horizon C'est l'urne qui le fascinait et il tressaillit comme sous un choc électrique, lorsque à deux reprises consécutives, il entendit prononcer son nom.

Personne ne l'abandonnait; il avait encore ses cinq voix mais restait à savoir si c'était pour Médéric Godefroid les deux autres, celles qui restaient au fond de l'urne, et si maître Auguste Lemperière, enfin de compte, n'avait point été lâché par ses amis.

Parbleu ! il s'était lâché lui-même, et lorsque pour la cinquième fois, le nom de Médéric Godefroid retentit comme un glas dans la salle de la mairie, maître Nicolas Troude, étourdi, presque assommé, humilié d'avoir été joué comme un innocent, s'affaissa sur son siège de conseiller municipal et ne vit plus qu'une chose son rival Auguste Lemperière debout dans le cadre de la fenêtre et les deux mains en porte-voix autour des lèvres, criant de toute la force de ses poumons :
- J'avons un maire, et c'est Médéric Godefroid : hissez le drapeau !

Alors les trois couleurs montèrent le long de la drisse, et se mirent à frissonne rau vent de la mer, tandis que, pour enfoncer plus avant le fer dans la plaie, ce coquin de Lemperière disait aux villageois qui, la tête en l'air, sous les fenêtres, interrogeaient :
- Cinq contre cinq, comme aux deux premiers tours mais, grâce au bénéfice d'âge, c'est Medéric Godefroid qui tient l'écharpe.

Et il ajouta d'une voix de stentor :
- Et c'est moi qui régale !

Ce furent des cris de : Vive maître Auguste Lemperière à réveiller les morts dans le cimetière voisin. Et quand plus tard, l'ombre une fois venue, les pétards retentirent et les fusées montèrent en zig-zag dans le ciel, en l'honneur du nouveau maire, maître Auguste, un peu allumé, comme les autres, répétait à qui voulait l'entendre :
- Voyez-vous, c'est toujours le plus malin qui décroche la timbale ! il suffit seulement de savoir s'y prendre.

Et l'un des convives qui fumait sa pipe, avec un sérieux imperturbable, la tira de sa bouche, en secoua le fourneau sur l'ongle de son pouce gauche, et regardant maître Lemperière avec admiration :
- Savez-vous, dit-il, maître Auguste, c'est des hommes comme vous qu'il faudrait dans le gouvernement !

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Mademoiselle Maréchal

Année

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Source

Gallica