Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie

Texte

Lettres à M. le secrétaire

Monsieur,

Dans ma dernière lettre je me suis élevé contre l'abus du grec et du latin pour l'explication des noms de lieu ; je n'y reviendrais pas si le mal n'était pas aussi invétéré qu'il l'est ; pour vous en donner une idée, je vais vous raconter un entretien que j'ai eu avec des étymologistes de ce genre. Durant une tournée que je fis naguère dans le pays appelé le Val-de-Saire, je rencontrai un prétendu savant qui, à l'aide d'un peu de latin, voulut m'expliquer l'étymologie du pays et de ses principales communes. Suivant lui ce n'était pas le Val-de-Saire qu'il faut dire, mais le Val-de-Cérès ; car Cérès est la déesse des moissons, et à ce titre c'est bien la patronne d'un canton aussi fertile ; ce qu'il ajoutait était tout-à-fait à l'avenant. Les communes de ce pays, me dit-il, indiquent bien le séjour des Romains dans le Val-de-Cérès. Ils y avaient un camp, au Vicel. Valcanville, commune voisine du camp, tirait son nom de sa position Vallis campi villa ; je voulus, mais inutilement, lui objecter que Campus ne signifie pas un camp. Ce n'est pas tout, il fallait du pain pour les soldats campés au Vicel. On faisait moudre le blé à Montfarville, dont le nom vient de montis farris villa. Je lui observai que le vrai nom de Montfarville était Morfar, qu'il n'y avait point de mont dans cette paroisse de plat pays et que les moulins à eau n'existaient pas au temps des Romains ; mes observations n'eurent pas de succès. Mais poursuivons : dans ce temps-là, comme aujourd'hui, il y avait des criminels et des magistrats pour les juger ; de là les noms de Réville, Reorum villa, et de Tocqueville, Togatorum villa. Mais le plus beau de l'histoire, c'est l'étymologie d'Anneville-en-Cérès, asinorum villa ; il fallait bien quelques ânes pour porter la farine de Montfarville au camp du Vicel. Tout cela se dit très sérieusement, et je suis convaincu que dans tous nos départements de la Normandie on peut rencontrer des étymologistes de la même force. Je reviens maintenant à ma manière d'expliquer nos noms de lieu qui me semble plus rationnelle.

Auteur

Société des antiquaires de Normandie

Ouvrage

Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie

Année

1843

Source

Gallica