Vieux Marin Normand

Texte

À Paul Blier

L'aïeul, accablé par les ans,
Aussitôt que l'aube se lève,
Sort de.son logis, à pas lents,
Et se dirige vers la grève.

Il ne saurait vivre longtemps,
Sans l'air salin, fourni par l'onde ;
La tempête et les ouragans,
C'est tout ce qu'il connaît au monde.

Pendant un demi-siècle, et plus,
Sur mer il a roulé sa bosse.
Il est si vieux qu'il n'en peut plus ;
Le courant de l'âge le drosse.

Mais, n'importe ! aux premiers rayons,
Sa vieille carène est parée,
Et le voilà, dans ses haillons,
Qui s'en va guetter la marée

Il faut, à ses yeux fatigués,
L'horizon de la mer immense,
Et sur les rocs toujours baignés,
Le fracas des flots en démence.

Cela lui rappelle le temps
Où, traînant sa vieille carcasse ;
Sur l'eau, depuis ses dix-sept ans,
Des tropiques aux mers de glace,

Il roulait, songeant aux petits
Qui jouaient, au bord des eaux bleues,
Et qu'il voyait forts et grandis,
A travers des milliers de lieues.

C'était le-temps des vrais marins,
Le temps des navires à voile,
Où les solides Mathurins
Savaient vous torcher de la toile!

Et quand le vieux, rude et bougon,
Mains en poche et pipe allumée,
Voit s'évaser, à l'horizon,
Quelque panache de fumée,

Il sourit, d'un air de pitié,
Et s'en va, haussant les épaules :
Le beau travail, le beau métier,
De voguer, de la ligne aux pôles,

Avec ces vaisseaux monstrueux
Qui marchent debout à la brise !
On dirait de pauvres honteux
Qui n'ont pas même de chemise.

Parlez-lui des jours d'autrefois
Quand, par brise carabinée,
Il fallait, jusqu'aux cacatois,
Grimper, vingt fois, dans la journée !

A travers le grain, ballotté,
Le trois-mâts, à sec de voilure,
Roulant sur le flot démonté,
Craquait dans toute sa membrure.

C'était le plaisir : on luttait,
Corps à corps, avec la tempête ;
On plongeait, et l'on remontait
Du fond du gouffre jusqu'au faîte.

Ce n'est plus cela, maintenant
On se fait traîner par la houille ;
Que le ciel soit étincelant,
Qu'il crache comme une gargouille,

Pas besoin de monter en haut,
De serrer focs et civadières !
Ce n'est plus des hommes qu'il faut,
C'est du charbon, sous les chaudières ;

Plus rien que des chauffeurs hagards,
Brûlés par l'ardente fournaise,
Et, du bout de leurs longs ringards,
Avivant la flamme et la braise.

Aussi, quand le regard du vieux
Se tourne du côté du Havre,
II grogne, il a l'air furieux,
On voit bien que cela le navre,

De suivre, jusqu'à l'horizon,
Ces grands steamers que rien n'arrête,
Solides comme une maison,
Et piquant droit dans la tempête.

Mais ses vieux yeux sont attendris
Par les barques désemparées,
Ou par ces bateaux rabougris
Qui sortent, entre deux marées :

Il faut du pain, à la maison,
Qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente !
Et chacun sait que le poisson
Donne toujours, dans la tourmente.

Comme il voudrait s'y voir encor,
Perdu dans la bouteille à l'encre !
Hélas! il n'est pas le plus fort,
Il a fallu qu'il jette l'ancre.

Et le voilà voûté; perclus,
Traînant le pied, sur le rivage ;
Il est si vieux qu'il n'en peut plus
Et qu'il a calé devant l'âge,

Mais, s'il a l'air sombre, attristé,
Et si sa paupière est rougie,
C'est que du large il a gardé
L'impitoyable nostalgie.

Pauvre vétéran fatigué,
Tanné par la houle et le hâle,
Après avoir tant navigué,
Il croit qu'après le dernier râle,

En retour de ses jours amers,
Et pour avoir sa récompense,
Il trimera sur d'autres mers,
Matelot de la Providence.

C'est pour cela que, sans faiblir,
Le tronc usé comme un vieux chêne,
Stoïque, il se laisse vieillir,
Attendant, pour l'heure prochaine,

L'ordre du grand embarquement,
Pourvu qu'il trouve, aux Empyrées,
La mer, et tout un tremblement
De bourrasques démesurées.

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Le long de la côte

Année

1883

Source

Gallica