Les Hautemanière 5/21

Texte

Familièrement elle lui prit la main. Elle n'eût pas accueilli avec plus de sans-façon un ami de longues années, et elle l'entraîna du côté de l'auberge.

Du premier coup, il vit comme elle y était en estime.

Depuis huit jours à peine qu'elle était arrivée, elle faisait de la besogne pour quatre, si bien que le patron avait mis l'enfant à l'école, à ses frais.

Dès qu'il aperçut Hautemanière, il vint à sa rencontre, et, lui serrant la main, le remercia du trésor qu'il lui devait.

- Quelle fille ! En voilà une qui ne craignait pas la peine !Une vraie femme, quoi ! comme il en faudrait à tant d'hommes pour manœuvrer à la maison !

Intérieurement, Hautemanière jubilait.

Dans ses hésitations nombreuses, ce qui surtout l'arrêtait, c'est qu'il la prenait pour une pas grand'chose. Et voilà qu'à la première rencontre on chantait ses louanges! Et il l'admirait, la trouvant toujours accorte et belle, avec ses beaux bras qui sortaient, un peu rouges, des manches de la chemise retroussées.

On eût dit la maîtresse du lieu, tant elle y paraissait à l'aise et, ce qui lui causait une joie sans pareille, c'est qu'elle n'avait d'yeux que pour lui.

Dans le cabaret, ceux qui étaient attablés devant les moques de cidre ou les demi-tasses, s'en montraient surpris.

Pour sûr, à leur avis, la mâtine en tenait, c'était visible. Elle mangeait, du regard, le nouveau venu, un gars solide, du reste, et, pour tout dire, un mâle. Ces gaillardes-là s'y connaissent et ne font jamais l'œil en coulisse aux avortons !

Dans le nombre il s'en trouvait qui, volontiers, se seraient mis à la place de Hautemanière, car on ne rencontre pas, tous les jours, des femmes construites sur un pareil gabarit ; celle-ci devait éclipser toutes les autres, à en juger par la carène. Et, de temps en temps, ils se penchaient aux oreilles l'un de l'autre, et, entre haut et bas, se faisaient part de leurs impressions.

- Quel pays que cette Normandie où tout vient et pousse à souhait ! Il n'a pas son pareil au monde pour les femmes et la bonne chère.

- Quel séjour à terre, entre deux voyages, si l'on trouvait à la cambuse, une femme comme celle-là !

- Taillée pour bâtir un mousse, et solide, entre deux traversées.

- Mais bégueule en diable, et refusant de trinquer, avec des airs de sainte nitouche qui ne disaient rien de bon.

- Ça, c'est la vérité ; mais quand on est si difficile, c'est qu'on se rattrape au cellier, et que l'on sait boire au cul du tonneau.

Et cela ne discontinuait pas. Les prévenances de la belle fille pour le pêcheur les exaspéraient ; et la plupart vidaient leur verre, d'un trait, pour avoir le droit de le faire remplir ; et commandant brutalement :

- Allons, la fille, tu as le temps de faire l'amour et nous n'avons pas le temps d'attendre. A boire !

Avec une activité sans pareille, elle remplissait les tasses et les verres, pour revenir plus vite à Hautemanière. Mais elle ne trouvait pas toujours le moyen de s'esquiver avant qu'un ou deux ne l'eussent prise par la taille, tandis que de plus hardis se levaient et, profitant de la bagarre, lui donnaient ou plutôt lui volaient un baiser retentissant.

Hautemanière, sur la pas de la porte, s'encolérait, tantôt rouge, tantôt pâle comme un mort.

Ses poings solides, au bout de ses bras puissants, le démangeaient. Il était pris de l'envie d'en provoquer un dans la bande et de lui régler son affaire, sur le quai, en deux temps et trois mouvements.

Belle idée qu'il avait eue de s'en venir là, pour y faire pareille figure ! Ah ça ! est-ce qu'il n'était plus un homme ? Après tout, qu'est-ce que ça pouvait lui faire qu'en sa présence on caressât cette fille qu'il connaissait à peine et qui était bien la maîtresse de choisir dans la bande ?

Malgré cela, les larmes lui en vinrent aux yeux et, faisant quelques pas dans la salle de l'auberge, il étala sa solide carrure, les provoquant tous du regard, les bras croisés sur la poitrine, le pied gauche en avant, dans l'attitude d'un athlète, tout prêt à recevoir le choc.

Mais les autres, non plus, n'avaient pas froid aux yeux et lui rendaient ses provocations muettes, au point que le maître de l'établissement commençait à prendre de l'inquiétude et pria Hautemanière de s'en aller, pour éviter une échauffourée.

Mais lui, que les caresses brutales distribuées à Geneviève exaspéraient, n'était plus disposé a rien entendre. Dix hommes ne lui faisaient pas peur, chacun le savait dans la contrée, et ce n'étaient pas dix bavards du Midi qui le feraient reculer, lui qui en avait vu bien d'autres.

C'était, en effet, une bande de Méridionaux qui buvaient dans l'auberge, l'équipage tout entier d'un grand brick qui, dans le port, dessinait ses agrès noirs sur le ciel assombri.

Ces gens-la ont toujours la puce à l'oreille, et le plus leste de la bande, sautant par-dessus la table, vint se poser devant Hautemanière, en singeant sa posture, tandis que Geneviève, surprise elle-même par la rapidité de cette scène, dont elle était la cause involontaire, se jetait entre lui et le pêcheur, et nouant ses doux bras autour de son bras robuste, cherchait a l'entraîner du côté de la porte en lui disant :

- Sortons, monsieur Hautemanière, sortons, je vous en prie.

Dans le fond de la salle, les autres riaient, et celui qui venait de se poser devant Hautemanière, prenant sa retraite involontaire pour de la poltronnerie, le poursuivit de ses quolibets, disant que ces Normands étaient tous les mêmes, hauts sur pattes et carrés des épaules, mais mous comme des chiffons et faciles à tordre comme un vieux linge.

Et tout en se rapprochant de lui, il lui faisait des pieds de nez.

Par malheur pour lui, Hautemanière se retourna, et d'un revers de main l'envoya router dans les jambes des autres, où il demeura tout étourdi.

Mais, voyant que c'était sérieux, le pêcheur, aussi brutalement provoqué, sauta sur un pied de frêne, suspendu à un clou de la muraille, passa la lanière de cuir autour de son poignet, et, d'un bon' s'élança dehors sur le quai solitaire où, sans forfanterie, mais résolu, il se campa, prêt à tout événement.

Les autres, en vociférant, le suivirent, hurlant, avec toute la volubilité méridionale, et disant qu'ils allaient lui manger le nez, sans compter le reste.

L'aubergiste, sur le pas de sa porte, faisait des gestes désespères, tandis que Geneviève, réellement effrayée, à la perspective de cette bagarre probable à laquelle sa coquetterie n'était pas tout à fait étrangère, courait au-devant des uns et des autres, cherchant à les calmer, avec des gestes d'imploration et des paroles qu'ils n'écoutaient pas, ou plutôt qui se perdaient dans le vacarme de leurs injures.

Seul, au milieu de tout ce tumulte, Hautemanière conservait son calme, et profitant d'une éclaircie, il parla :

- Écoutez, dit-il, vous n'êtes pas braves, il faut en convenir, et pour vous mettre à dix contre un, il faut que vous arriviez d'un pays où l'on ne se respecte guère. Je n'ai rien fait pour vous provoquer, vous le savez, et vous voilà tous à mes trousses, comme une meute de chiens. D'abord, sachez bien une chose, c'est que cette fille est à moi, et que je la garde. Ensuite, apprenez-en une deuxième, c'est qu'avant que l'un de vous ne m'ait mis la main au corps, il y aura quelques crânes défoncés, c'est moi qui vous le jure, foi de Hautemanière, et je n'ai jamais menti.

Et pour appuyer son dire, avec l'arme qu'il avait entre les mains, il fit un moulinet rapide, puis, avec une politesse de maître d'armes, il ajouta :

- Et maintenant, à vos ordres.

Ces paroles, sensées après tout, firent réfléchir la bande, car personne, il faut le dire, n'était disposé à subir les premières atteintes du terrible gourdin.

Seul, celui qui avait reçu la gifle, continuait à parler très haut, disant que cela ne pouvait se passer ainsi, qu'il avait été pris en traître, et qu'il lui fallait sa revanche.

Alors on régla un de ces duels comme on en voit souvent dans les ports de mer, entre marins du commerce, et dont les conséquences sont presque toujours terribles, bien que les poings et les pieds soient les seules armes usitées ; combats sans merci que les spectateurs auraient tort de vouloir interrompre, car témoins et combattants se retournent contre eux et les assomment.

Celui-ci ne fut pas long. Les deux adversaires, placés à quelques pas l'un de l'autre, s'observèrent.

Hautemanière, par mesure de prudence, et comme redoutant une agression en nombre des camarades, passa le pied de frêne autour de son bras gauche et, impassible, attendit, le poing droit un peu en avant, et le bras ramoné à angle droit contre le flanc.

L'autre, comme un tigre en cage, se ramassait, rôdant autour du pêcheur et cherchant une bonne occasion de le surprendre, par une ruse agile. Ses petits yeux noirs flambaient ; il en sortait des étincelles. De temps en temps, il faisait un bond en avant, puis s'arrêtait net, ne trouvant point le joint, et surpris peut-être de l'immobilité de ce colosse qui n'attaquait pas, et dont le calme imperturbable le gênait.

Enfin, emporté par la colère, il s'élança mais son visage rencontrant le formidable poing de Hautemanière, il retomba en arrière, assommé, la tête la première, avec un bruit de fêlure.

On le ramassa tout ensanglanté.

Alors, l'arme toujours au poing, Hautemanière rentra dans l'auberge. Il connaissait les marins et savait que la lutte était finie et pendant que deux camarades ramenaient au brick le matelot blessé, les autres suivirent le pêcheur, et, bon gré mal gré, il fallut boire.

Cependant, en dépit de tout, le souvenir de cette scène le poursuivit, et il finit par reconnaitre qu'il souffrait réellement de la présence de Geneviève au milieu des matelots. Les baisers qu'elle avait reçus, en sa présence, retentissaient à ses oreilles, et il se disait que c'était peut-être comme cela tous les soirs.

En mer, même par temps calme, il était de plus en plus soucieux et ne savait plus que donner des ordres brefs.

Ses deux matelots, Caillemer et Bredonchel, n'osant l'interroger, l'observaient, trouvant singulier de le voir se jeter, comme à plaisir, dans le gros temps, heureux quand son cotre, la Sarcelle, roulait entre deux eaux, craquant dans toute sa membrure et disparaissant tout entier sous des paquets de mer.

Ignorants de ce qui se passait en lui, ils le croyaient en route pour la folie. Au logis, la mère, inquiète de son silence, lui posait des interrogations muettes auxquelles il répondait jadis sans erreur. Il détournait les yeux et s'énonçait de plus en plus dans un âpre et sauvage silence.

A tout prix il lui fallait cette fille qui ne lui cédait pas.

Avec une perspicacité rare, elle lisait au fond du cœur de cet homme honnête et simple, et s'y voyait maîtresse.

Quelle perspective pour elle, si le désir pouvait l'emporter sur les préjugés, et si, pour l'avoir, il consentait à faire d'elle sa femme !

Depuis le soir de la bagarre, tout en admirant son calme, sa force et son courage, elle y pensait, devinant, sous cette robuste enveloppe, une sorte de nature poétique, très sensible en tout cas, et cette fille du chemin, jadis au premier venu qui voulait la prendre, et qu'une vie irrégulière avait quelque peu dégrossie, savait lui parler un langage qui le charmait.

A plusieurs reprises déjà, la demande en mariage avait brûlé les lèvres de Hautemanière.

Est-ce que cette forte et courageuse femme n'était pas la compagne qu'il lui fallait ? En trouverait-il une autre tout le long de la côte, depuis Saint-Vaast jusqu'à Cherbourg, aussi belle et aussi bien découplée ?

Alors, il s'emballait, vent arrière, dans des rêves qui lui paraissaient charmants et très réalisables, voyant la vie revenue avec un peu de joie, dans la triste maison de Jonville, des enfants en masse, comme dans les autres ménages de pêcheurs moins aisés que lui, et qui lui grimperaient aux genoux entre deux marées.

Mais, là, il éprouvait une sorte de secousse, au souvenir de l'enfant vivant, qui ne lui appartenait pas, et qui serait forcément l'aîné de la future famille.

Il ne le digérait pas, et il voyait assez souvent, à des riens, qu'elle l'aimait tant, qu'il en était jaloux.

Geneviève, qui se rendait compte de tout cela, ne brusquait rien ; elle se contentait de circonvenir Hautemanière et de l'engluer, voyant derrière ses demi-réticences l'aveu définitif dont elle était déjà sûre. Et c'est ainsi que l'amour marchait, tout platonique, chose rare dans les campagnes, et prenant Hautemanière par le cœur avant de le prendre par les sens.

Lorsqu'il regagnait, sur le tard, sa maison de Jonville, le pauvre garçon était bouleversé. Une foule d'idées s'entre-croisaient dans sa tête et se choquaient. Peu à pou Hautemanière capitulait.

L'enfant, après tout, ne serait pas d'une si grande dépense dans la maison, et, par-dessus le marché, on n'était plus exposé à rencontrer son père. Ça, c'était déjà quelque chose. De plus, prendre la femme sans l'enfant, il n'y fallait pas songer ; et au fond il lui savait gré de cette tendresse maternelle, qui la rehaussait à ses yeux et n'en faisait plus une fille.

Un soir d'automne, - il y avait déjà trois mois environ que les choses marchaient ainsi, - Geneviève, comme d'habitude, faisait à Hautemanière un bout de conduite sur le chemin de Réville, encaissé entre les dernières maisons de Saint-Vaast et le gigantesque travail de pierre qui protège les champs contre les fortes marées.

Les jours tombent vite à la fin d'octobre et un petit air frais et sec, venant de l'est, sifflait dans les tamaris. C'était l'hiver qui s'annonçait, presque sans transition, après la lourde température estivale.

La conversation entre eux était banale, précisément parce qu'ils avaient à se dire trop de choses.

De l'autre côté de la grande muraille de pierre, la mer montait avec ce bruit monotone qui prend des renflements quand une lame plus forte déferle, en longueur, sur les galets.

C'était à peu près tout ce que l'on entendait, à cette heure tardive, à part quelques cris d'oiseaux de mer attardés.

L'heure de la marée arrivait, et, dans la baie, la Sarcelle, à l'ancre, se balançait. Aux dernières lueurs du jour, on voyait le sommet de sa mâture qui se détachait sur la nappe encore claire de la haute mer.

Hautemanière, tout en marchant, Geneviève au bras, songeait.

Il pensait que déjà Caillemer et Bredonchel étaient à bord et que, avant deux heures, on tirerait des bordées dans la nuit noire, derrière les îles, comme on le faisait sans cesse, depuis le premier janvier jusqu'à la Saint Sylvestre.

Le métier, qu'il adorait, tout d'un coup lui parut plus pénible, parce qu'il en comparait les rudesses à quelque chose qui lui semblait plus doux et il s'absorbait si bien dans ces pensées, que Geneviève, surprise, s'arrêta et lui demanda :

- A quoi pensez-vous ?

Cette brusque question le fit tressaillir et le rappela à lui-même :

- Ma foi, dit-il en riant, croiriez-vous jamais qu'un vieux matelot de ma trempe puisse penser à autre chose qu'à vous, quand il vous tient à son bras ? Eh bien, pourtant, je m'en accuse, et je me faisais cette réflexion pénible qu'il est dur de passer la nuit dehors, par un temps calme, quand on serait si bien ailleurs.

Tout en le comprenant très bien, elle fit l'ingénue et lui dit :

- Vous vous plaisez donc mieux au large quand il vente, monsieur Hautemanière !

- Je ne dis pas cela, reprit-il, et pourtant ce n'est pas sans plaisir qu'on se collette avec la bourrasque. D'abord, on pense à sauver sa peau ; c'est un bien auquel tiennent les plus misérables, et puis le poisson donne mieux. Mais, voyez-vous, mademoiselle Geneviève, voilà deux mois que je n'y suis plus, et pourvu que cela dure, on m'appellera bientôt marin d'eau douce, c'est sûr. Et pourtant j'aimais la mer, ça, je puis le dire.

- Elle a dû, souvent, vous en faire voir de dures, dit-elle en s'arrêtant comme pour rebrousser chemin.

- Oh ! la gueuse, fit-il, la gueuse c'est bien pour cela qu'elle nous empaume !

Et tout en parlant, il lui reprit le bras.

Ce qu'elle a fait d'orphelins, voyez-vous, rien que dans ces parages, c'est à n'y pas croire. Eh bien ! malgré cela, nous en sommes tous, car il n'y a pas de métier qui remplace et qui vaille celui-là. C'est un métier d'homme, et que l'on fait avec d'autant plus de cœur, je l'ai remarqué cent fois, qu'il y a plus de bouches à remplir à la maison.

Tout à coup, elle l'interrompit.

- Je suis sûre, dit-elle, que vous aimez les enfants.

- Ah ! répondit-il, si j'en avais je crois bien que rien ne me coûterait pour leur faire un sort, et que j'aurais encore plus de cœur à l'ouvrage.

Il y eut plusieurs secondes de silence pendant lequel ils firont quelques pas. Ce fut lui qui reprit le premier la parole, pour dire avec une grande hardiesse :

- Quel malheur que vous en ayez un ! Parfois je me prends à en pleurer comme une bête…

Elle ne le laissa pas achever, dégagea son bras, d'un geste brusque, et, avec des accents indignés, remit Hautemanière à sa place :

- Et qu'est-ce que cela peut vous faire, demanda-t-elle, que j'aie un enfant ? Dites-moi donc, cela, monsieur Hautemanière. Non. jamais je n'aurais cru cela de vous. S'en aller, à propos de rien, parler de ce petit, comme s'il vous gênait ! Mais il ne me gêne pas, moi, et, pour tout dire, il ne me gênera jamais. Quand je pense que, sans ma sottise, il aurait aujourd'hui des rentes ! Ai-je été bête, hein ? Voyons, dites-le, monsieur Hautemanière, est-il possible d'avoir été plus bête ? D'abord, il est inutile que vous me parliez de cela, entendez-vous, je ne veux pas que vous m'en parliez. Ce qui est fait est fait, et il n'y a pas revenir là-dessus.

Mais lui, obéissant son idée fixe et poussé par la passion qui l'étreignait quand il se trouvait près d'elle :

- C'est que, dit-il, si vous n'en aviez pas…

Impatientée, elle s'arrêta de nouveau et frappant du pied :

- Eh bien ! quoi ! fit-elle.

L'ombre qui se faisait de plus en plus noire lui donnait un certain aplomb, et ce fut d'une voix calme qu'il lui répondit :

Eh bien je vous aurais demandé si vous vouliez être ma femme ?

Elle ne lui laissa pas le temps d'en dire plus long, et si la nuit n'avait pas été aussi épaisse, il aurait pu voir l'expression méchante qui, pendant l'espace d'une seconde, la défigura mais, avec un grand sang-froid, elle lui prit la main et ce fut d'une voix très émue qu'elle lui dit :

- Voulez-vous me faire un plaisir, monsieur Hautemanière ? C'est de ne jamais tenter de me revoir.

Et comme il s'empressait, intimidé, ne sachant plus que dire, cherchant à la retenir et passant un bras tremblant autour de sa taille :

- Séparons-nous, dit-elle avec un accent très sincère et mettons que nous ne nous sommes jamais rencontrés. Jamais, monsieur Hautemanière, vous entendez bien, jamais Geneviève Folliot ne franchira le seuil d'une porte qui ne s'ouvrirait point pour son enfant.

Brusquement, comme elle cherchait à se dégager, il la retint. Son cœur battait à secouer sa poitrine. Il la sentait là, près de lui, et, malgré cela, il comprenait qu'un abîme se creusait entre eux deux, et qu'il allait la perdre pour toujours. Malgré la solitude qui les entourait, il n'eut pas la moindre idée brutale ; elle lui imposait, et ce sentiment maternel ne faisait que la grandir à ses yeux. Seul au monde, il eût passé par-dessus tout cela pour lui tendre aussitôt les bras ! Mais comment s'y prendre pour faire, à la maison, une pareille confidence ! Et, d'une voix dolente, il ne savait que répéter :

- Ah ! si j'étais seul, si j'étais seul !

Tant d'indécision et de mollesse dans ce colosse, à la longue, l'impatienta. En prenant son bras pour lui faire un bout de conduite, sur la route, elle s'était presque attendue à l'aveu définitif que tout lui faisait prévoir, et voilà qu'il tergiversait. En ce moment, ils arrivaient au pont de Saire, contre lequel la mer montante faisait grand tapage. Elle s'arrêta et montrant, du geste, le gouffre qui bouillonnait :

- Je ne puis pas, cependant, dit-elle d'une voix calme, le jeter là-dedans pour vous faire plaisir à vous et aux vôtres. Alors, n'en parlons plus.

<^>Il crut avoir une inspiration de génie :

- Eh bien ! dit-il, si nous n'en disions rien ! Plus tard nous aviserions et nous arrangerions les choses pour le mieux.

Je n'entrerai nulle part en baissant la tête, fit-elle avec son accent rude de tout à l'heure. Ainsi, moi et lui, ou rien ! Et que penseriez-vous de moi, d'ailleurs. Hautemanière, si j'agissais comme vous le désirez! Est-ce que vous aimeriez une femme qui, pour un nom, et pour avoir la vie plus douce, abandonnerait son enfant comme un chien ? C'est un malheur, voyez-vous, que Lalisel m'ait fait monter dans votre voiture, un vrai malheur ! Mais, Dieu merci ! j'ai les bras solides encore, et le travail ne semble point manquer par ici. Tenez, mettez que nous ne nous sommes jamais vus et séparons-nous, c'est ce que nous avons de mieux à faire.

Mais il ne l'entendait point ainsi, et, d'un bond, se ruant sur elle, il la saisit à bras-le-corps et l'assit sur le parapet du pont.

En dessous, la mer mugissait et quelques vagues, en se brisant, jetaient des lueurs phosphorescentes, comme les yeux de Hautemanière qui flambaient. Mais cela n'eut que la durée d'un éclair,. et il la remit aussitôt sur ses pieds. sans qu'elle eût même le temps de s'y reconnaître, et elle l'entendit soudain qui pleurait.

Alors il lui confessa qu'il avait eu l'idée de la jeter dans la mer et de s'y jeter après elle. Une sente chose l'avait retenu, c'est que tout a coup il s'était souvenu qu'il avait charge d'âmes et qu'il n'avait point le droit de déserter son poste.

Elle n'avait ni poussé un cri, ni fait un effort pour se débarrasser de son étreinte. Seulement, quand il l'eut posée sur le tablier du pont, et avant même qu'il eut terminé ses explications, un peu embrouillées, elle s'élança, rapide comme une flèche, et disparut dans la nuit, sans que le pêcheur entendît même le bruit de ses pas, étouffés par les remous tumultueux de la marée.

Un moment, il demeura hébété comme au sortir d'un rêve et se tâta comme pour voir s'il était bien vivant. Il ne lui restait plus que comme une sorte de mémoire vague et confuse de tout ce qui venait de se passer à l'instant même, et, comme malgré lui, il cria à plusieurs reprises :

- Geneviève, Geneviève !

Rien ne lui répondit.

Soudain des bruits connus arrivèrent jusqu'à lui, ces bruits d'avirons et de chaînes remuées qui précèdent l'appareillage.

La Sarcelle était là, sous voiles, et les hommes n'attendaient que lui sans doute pour prendre la mer.

A vastes enjambées, il traversa le pont, et, tournant à droite, s'engagea le long de la grève rocheuse et sablonneuse qui se dresse on amphithéâtre devant Réville.

A quelques brasses, son côtre se balançait, et il reconnaissait le bruit particulier de ses voiles pendantes qui faseyaient le long du mât.

D'une voix forte, il héla :

- Ohé ! de la Sarcelle, ohé !

Deux voix répondirent ensemble :

- C'est vous, patron ? Faut-il vous prendra à terre ?

- Inutile, dit Hautemanière.

Et, se Jetant à la mer, il gagna le sloop, de l'eau jusqu'à la ceinture. Avec une agilité de singe et de marin consommé, ce qui est la même chose, il se hissa à bord, descendit à la chambre pour se changer, et reparut au bout de quelques instants.

- Tout est paré ? demanda-t-il d'une voix brusque.

- Tout, firent les deux hommes.

- Au large, alors, et vivement!

L'un des deux hommes fila l'amarre, l'autre serra les écoutes, et le bateau, prenant le vent qui soufflait en petite brise, s'inclina, se mit à glisser dans la baie, rangeant la côte de très près, et bientôt dansa sur la mer libre, Hautemanière à la barre, sombre comme cette nuit sans lune, où les phares brillaient timidement, comme des étoiles suspendues entre le ciel et l'eau.

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Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Les Hautemanière

Année

1885

Source

Gallica