Le deuil du grand-père

Texte

Un matin d'août, je me trouvais à Saint-Vaast-la-Hougue, dans la cuisine de l'hôtel de Normandie, après une nuit de sommeil comme on n'en passe qu'au bord de la mer.

La journée s'annonçant brumeuse, j'interpellai l'hôtelier Bisson et lui demandai s'il n'était pas au moins prudent de se lester l'estomac d'un verre de madère de derrière les fagots, avant de se mettre en route pour l'excursion quotidienne.

Bisson ? et ce n'est pas un crime ? n'a jamais dédaigné un verre de madère, et nous voilà trinquant comme deux vieux amis que nous sommes, trempant un biscuit dans la belle liqueur ambrée : A votre santé, Bisson! - A la vôtre, Monsieur Jean de Nivelle, et crue le bon Dieu vous ramène chez nous, au moins une fois l'an!

Le bon Dieu n'a point écouté les voeux de Bisson, pas plus qu'il n'a exaucé mes désirs. On s'en va, on revient, on ne sait où l'on retournera : c'est la vie! Mais il me reste, de ce brave homme, un souvenir qui ne s'effacera jamais.

Ce matin-là, le temps n'était pas trop sûr. De gros nuages, très lourds et très bas, roulaient, dans le ciel, venant du sud-ouest, passant par-dessus la tour de la Hougue, tout doucement, mais s'abaissant de plus en plus, au point de toucher presque le paratonnerre.

On se demandait même qu'est-ce qui pouvait les faire marcher, car il n'y avait pas un souffle d'air, et la mer était plate et unie comme la grève, mais huileuse, plombée, terne, comme elle est toujours, quand un coup de vent menace et quand, à des centaines de lieues en arrière, les tempêtes d'Amérique roulent vers les côtes européennes, en bouleversant tout sur leur passage, pompant les vagues comme une trombe, dispersant, aux quatre coins de l'horizon, des tourbillons d'écume et poussant, devant elles, ces lames énormes, grosses comme des montagnes qui, lorsqu'elles épargnent la Bretagne et la Normandie, s'en vont se briser, comme de gigantesques béliers liquides, sur les remparts granitiques de l'Angleterre et des pays Scandinaves.

- Et de quel côté dirigez-vous vos pas aujourd'hui? me demanda l'hôtelier.

- Ma foi! lui dis-je, j'ai fortement envie de m'en aller du côté de Réville, d'abord, puis de suivre la route qui conduit à Barfleur à travers les clos et les herbages, jusqu'à la crique de Maltot, que vous appelez, je crois, la Mare-Barrée. Je ne fais point d'ailleurs cette excursion pour la première fois, mais je me laisse encore séduire, et c'est pour moi un plaisir toujours nouveau, quand, au bout du chemin vicinal, j'aperçois la mer, la grande et vaste mer se brisant à quelques pas, et roulant, sur la chaussée, lors des grandes eaux.

Quelques années auparavant, nous avions fait là, par une après-midi superbe, une partie charmante, en compagnie du capitaine des douanes Lépine, de M. de Kerprigent, un ancien officier supérieur de la marine, d'un autre capitaine de frégate, M. de Villeneuve, d'un médecin de Paris et de trois matelots de la douane préposés aux vivres, surtout à la cuisine, et qui, dans les creux de roche, à mer basse, s'étaient installés le mieux du monde : un fourneau pour la matelote, un autre pour le café et, par-ci par-là, quelques trous profonds où l'on avait mis le cidre et le vin à rafraîchir.

Il y avait même, avec nous, des artistes de Paris, extasiés devant cette grande et large mer qui s'en allait au loin, à n'en plus finir, entraînée par le jusant, laissant à découvert des blocs de rochers tapissés de varechs, qui ont à peine le temps de sécher entre deux marées et qui embaument, aussitôt qu'il fait un peu de brise marine.

De temps en temps, les long-courriers apparaissent au large, toutes voiles dehors, et l'on apercevait même la fumée d'un transatlantique en route pour le Havre, après avoir communiqué avec le sémaphore de Gatteville, et qui se pressait pour ne pas manquer la marée.

Pendant ce temps-là, la houle s'engouffrait dans les criques, dansait sur les rocs, se brisait, écumait, à quelques centaines de mètres de nous, faisait mille bruits, donnait une dernière secousse aux barques ancrées, avant de les abandonner, pour quelques heures, et s'en allait, de plus en plus, en dessinant au bord sa dentelle d'écume blanche.

Il suffit de voir une fois ces spectacles de la mer, d'entendre leur musique, pour ne les oublier jamais. Et c'est pour cela que, dès la première heure, je m'apprêtais à m'en aller du côté de Réville, pour gagner la Mare-Barrée, lorsque Bisson m'arrêta :

- Savez-vous, me dit-il, qu'il s'est passé là une triste chose depuis que vous n'êtes venu au pays?

- Non, répondis-je, et quoi donc?

- Voilà. Peut-être connaissez-vous le vieux patron des douanes, Barbanchon, plus que sexagénaire et toujours solide au poste, du moins avant son aventure! Retraité depuis une demi-douzaine d'années, il est venu se réfugier par ici avec sa fille qu'il maria avec un maître au cabotage du quartier de la Hougue, et quand il se vit grand-père, la reine d'Angleterre n'était pas sa cousine. Toujours en mer, par beau ou mauvais temps, il péchait, et assez heureusement pour mettre quelque aisance au logis. Et puis voilà, aussitôt que le garçon fut sevré et marcha tout seul, il l'emmena avec lui, histoire de l'aguerrir, de le familiariser avec la mer, et d'en faire de la graine d'amiral. Barbanchon, qui savait à peine écrire, rêvait déjà, pour le petit, les plus hautes destinées, quelque chose comme l'école de Brest, d'où l'on sort avec un superbe uniforme et des aiguillettes d'or et de soie. Le patron économisait tant qu'il pouvait, pour lui faire un magot, parce qu'il faut de l'argent aux officiers, d'abord pour tenir leur rang, et aussi pour avoir toujours, dans leur sac, un habit d'ordonnance tout flambant neuf, avec ses accessoires.

Bisson, après ce préambule, avala une lampée de madère, remplit les verres à moitié vidés et reprit : - Or, voilà que l'année dernière, à cette époque même et tout juste, le vieux patron eut l'idée d'aller voir les régates de Barfleur, et d'emmener avec lui son petit garçon. La mer n'est pas dangereuse dans la canicule, et l'on y respire à pleins poumons, quand elle n'est pas méchante. Les voilà donc partis sur les deux heures du matin, à cause de la marée, le vieux tenant la barre et filant doucettement, par petite brise, avec l'enfant près de lui, à l'arrière, et qui bientôt s'endormit, la tête sur la cuisse du grand-père. Il n'y avait pas de danger que celui-ci bougeât; il aurait plutôt pris la crampe. Et tout en filant petit train, le long de la côte, il s'en allait, en imagination, à pleines voiles dans l'avenir, sans crainte de vieillir, et voyait le petit, celui qui dormait là, comme un innocent, la tête encadrée dans ses cheveux bouclés, il le voyait officier de marine, dans son bel uniforme, avec un petit bout de ruban rouge à la boutonnière, une cicatrice quelque part, bien visible, mais sous la condition qu'elle ne le défigurait pas; et, de fil en aiguille, après un galon sur la manche de l'uniforme, il en venait un autre, puis un autre encore, et les étoiles finissaient par apparaître, les étoiles d'amiral, le rêve de fous les aspirants, brillantes et superbes, aussi brillantes que les feuilles de chêne qui courent autour de la casquette et sur le collet brodé de la grande tenue.

« Barbanchon voyait tout cela, dans une sorte de rêve, sans s'apercevoir, lui vieux matelot, que le Nord-Ouest fraîchissait, à mesure que la lune montait dans le ciel. Déjà même la barque dansait sur les vagues moutonneuses, s'enlevait au sommet, tombait à pic, dans les creux. En un rien de temps, ces choses-là se produisent. Dans le début, ce n'est pas grand chose, de petits coups de vent espacés, des sortes de risées, mais qui se rapprochent et finissent par ronfler dur, les rafales se succédant de plus en plus fortes, venant du large et poussant droit à la côte, où la mer fait tapage. Tout à coup, ce bruit du ressac qui ressemble à des roulements de tonnerre prolongés frappa les oreilles de Barbanchon. Le petit homme dormait toujours, la tête sur la cuisse du grand-père, habitué qu'il était à sauter comme cela, sur la mer jolie. Mais l'heure était critique et la barquette, dérivant, longeait déjà la ligne des brisants, où l'on ne voyait plus rien, qu'une masse d'écume démontée, grondante, mugissante, jusqu'à la grève qui, sous la lune, apparaissait là, tout près, derrière ces rochers.

« Barbanchon effrayé lâcha l'écoute, posa doucement le petit dans le fond de la barque et saisit les avirons pour s'élever au large. C'était dur avec ce terrible vent qui poussait en diable, jetait des paquets d'écume dans le bateau et qui, pour comble de malheur, commençait à charrier de gros nuages qui passaient vite et couraient vers la terre. Vint un moment même où l'on n'y vit plus rien, rien que la lumière énorme du phare de Gatteville, mais si loin, si loin qu'il ne fallait pas songer à marcher dessus, sous peine d'être saisi par le ras, déjà peu commode dans l'accalmie. Enfin, quand il se crut hors de portée des brisants, Barbanchon rétablit la voilure, laissa où il était le petit qui dormait toujours et qu'il avait recouvert de sa vareuse, et se mit à courir parallèlement au rivage, se disant qu'une lumière derrière quelque fenêtre lui indiquerait peut-être la Mare-Barrée, et qu'il n'aurait plus alors qu'à laisser aller vent arrière, au milieu des vagues qui grossissaient de plus en plus. Sans cela, c'était fini, archi-fini!

« En effet, il aperçut bientôt une petite lueur faible, probablement dans le poste de la douane, à l'ouvert même de la crique, et quand il fut à la hauteur, laissa porter droit dessus. Et la barque marchait, roulant comme une feuille sèche entraînée dans un tourbillon, malgré les deux ris que Barbanchon avait pris dans la voile, grande maintenant comme un mouchoir de poche et gonflée comme un ballon, parle vent qui ne se reposait plus. Mais la distance diminuait rapidement, la fenêtre éclairée du poste de la douane s'élargissait; dans quelques minutes, en dépit des vagues énormes, on allait atterrir là, sur le sable. Tant pis pour la barque, si elle faisait des avaries ! On réparerait cela plus tard, avec quelques écus. Le principal était de prendre pied sur le plancher des vaches et de couler le petit dans un bon lit bien chaud. Barbanchon s'apprêtait même à le saisir dans ses bras, quand tout à coup, un choc effroyable, la barque en morceaux, et plus rien que le vieux, poussant des cris d'appel formidables, mangés par la tempête, sans qu'il en parvint seulement un écho jusqu'à terre! Alors, pendant deux heures, le vieux nagea, plongea, cherchant partout, appelant le petit qui ne répondait pas, et pour cause, et quand, aux premières lueurs de l'aube, la rafale s'apaisa, le veilleur de la douane aperçut, étendue sur la roche où la barque s'était effondrée, une forme humaine immobile. Avec beaucoup de précautions, car, malgré l'accalmie, la mer était dure encore, on mit à l'eau la péniche, et l'on ramena le vieux Barbanchon, trempé jusqu'aux os, muet, les yeux hagards et déjà frappé de folie. Et puisque vous allez par là, ajouta Bisson, poussez jusqu'au logis du brigadier, il vous dira ce qu'est devenu le patron et vous montrera peut-être de drôles de choses. »

Sur les midi, le soleil nettoya le ciel dans toutes ses parties, et, le long de la route bordée d'arbres et de vieilles gentilhommières qui sont devenues des fermes enfouies sous les feuillages, je marchais, respirant à pleins poumons le bon air des champs et de la mer que j'entendais sans la voir. Tout à coup, après un coude, elle m'apparut, au fond du chemin, bleue, sans une ride, séduisante comme une sirène, avec une tache noire qui lui faisait une sorte de grain de beauté, la roche où s'était broyée la barque de Barbanchon. Tout près d'elle, un homme debout dans un canot lançait, de temps en temps, quelque chose, comme un pêcheur de rivière qui jetterait l'épervier. Précisément, au bord même de la crique, le brigadier des douanes Lemagnen, le chassepot en bandoulière, faisait les cent pas. Au bout de quelques minutes, je l'abordai et lui dis que je comptais sur lui, pour me mettre quelque chose sous la dent, et que j'étais mort de faim.

Ce fut bientôt fait, les douaniers ayant toujours quelque poisson frais péché, et des oeufs, sans compter le jambon suspendu aux solives du plafond, un régal, surtout quand une longue marche vous amis l'estomac dans les talons. Et tandis que nous nous dirigions, par un chemin qui borde la crique, vers le logis du brigadier, le singulier pêcheur m'apparut encore, lançant toujours quelque chose qu'on ne pouvait pas voir, à cause de la distance.

- Ah! çà, dis-je à Lemagnen, pourriez-vous m'apprendre, brigadier, ce que cela signifie?

Et, du doigt, je lui montrais l'homme, toujours debout dans sa barque, et répétant son geste à intervalles égaux.

- C'est vrai, vous ne savez pas, lit le brigadier! Voilà trois ans qu'on ne vous a vu par ici, et en trois années il se passe bien des choses. Eh bien, ça, c'est le patron Barbanchon qui cherche le cadavre du petit, et voilà tantôt deux ans que ça dure. Vous ignorez donc ce qui lui est arrivé?

Je dis à Lemagnen que je savais la triste histoire, seulement depuis quelques heures ; mais, de voir ce pauvre vieux sondant imperturbablement la mer pour chercher le petit mort, cela me serra le coeur et je fis à peine honneur au déjeuner du brigadier Lemagnen.

Le soir, vers le coucher du soleil, quand je repris la route de Saint-Vaast, le pauvre vieux fou, toujours debout dans sa barque, lançait le grappin dans la mer bleue, tout autour de cette roche funeste, noire comme de l'encre, et que le flux bordait d'un cercle d'écume blanche. Sa haute taille se dressait, se détachant, en relief, sur la mer, et le soleil qui descendait là-bas, vers l'horizon, allongeait, sur les eaux calmes, son ombre démesurément agrandie. De sorte que lorsque Barbanchon jetait le grappin dans la mer pour repêcher son petit-enfant, l'ombre faisait un geste immense, un geste de semeur gigantesque, dispersant, à pleines mains, du grain dans les sillons fraîchement remués.

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Contes de la mer et des grèves

Année

1888

Source

Gallica