A la belle étoile

Texte

Il y a des semaines et des semaines que les champs n'ont bu à leur soif. Les herbes, à demi grillées, prennent des teintes jaunes et ressemblent, le long des routes, à de vieux tapis usés, que les moutons broutent, par un reste d'habitude. Le ciel, d'un bleu imperturbable, pèse comme un ciel équatorial, et, la nuit venue, les étoiles s'y allument, l'une après l'autre, les petites, les grandes, jusqu'à ce que les constellations se trouvent complètement formées, et, au milieu de tout cela, roulent les planètes qui passent, en apparence, à travers tout ce fouillis, sans s'y heurter jamais, depuis le monstrueux Jupiter jusqu'au mystérieux Saturne, toujours enserré dans ses larges anneaux. Et puis le soleil se lève de nouveau, éteignant tous ces flambeaux et recommençant sa besogne incendiaire de la veille.

Le long de la route couverte de poussière blanche ou rougeâtre, selon la nature des terrains, les paysans marchent accablés, le pas lourd, les cheveux collés aux tempes, la mine soucieuse.

C'est un mauvais temps pour les gens de la terre, et aussi pour le bétail, qui ne trouve plus à boire. Sur les toits de chaume des maisons champêtres habituellement fleuris, il n'y a plus rien que des tiges flétries et desséchées, brûlées par ce soleil torride, qui ne perd pas un de ses rayons, malgré le nent de nord-est, qui ronfle comme une forge, et si persistant, qu'il ne s'assoupit même pas, une fois la nuit tombée.

Un de ces derniers matins, il y a quelques jours, nous voilà partis, en famille, par une route connue de mon enfance. Ce sont là les voyages les plus charmants.

A chaque pas des souvenirs s'éveillent, on respire des senteurs matinales qu'on n'a respirées nulle part ailleurs, du moins à ce qu'il semble. Les femmes travaillent déjà, cousant ou tricotant des bas, sur le pas de leurs portes, pendant que les hommes sont partis aux champs où l'on va scier les derniers blés et les dernières orges. C'est la fin de l'été, et l'automne s'annonce; on le sent venir, aux tons cuivrés des hêtres qui roussissent, aux floraisons tardives qui bravent la sécheresse et se montrent, à travers les ronces et les fougères, au silence de la campagne où les passereaux s'apprêtent à partir et ne chantent plus.

Cela paraît étrange vraiment, dans ces pays de bocages épais, si bruyants et si tapageurs au temps des renouveaux. Les pauvrets, probablement, sont altérés comme la terre; et c'est à peine si, le long des cours d'eau à demi desséchés, on aperçoit la fuite rapide et brillante d'un martin-pêcheur.

Que voulez-vous, ce sont les hasards des saisons ! Hier trop d'humidité, aujourd'hui trop de sécheresse ; et l'homme n'est jamais content. Ce serait bien pis, cependant, s'il avait la direction des choses, et s'il pouvait mener à son gré les éléments.

N'importe! la matinée est joyeuse. Les maisons proprettes scintillent sous les rayons incandescents de l'éternel soleil. En voici une, la dernière, tout au bord de la route. Voilà trente ans que je la connais, et je sais qu'avant d'en rencontrer une autre, il faut parcourir un bon kilomètre de chemin. C'est ce qu'on appelle le voisinage.

Mais on ne sait pas de voleurs dans le pays; et puis, s'il y en avait, ils seraient les premiers volés, car il n'y a pas grand'chose dans la maison : un lit, un buffet, quelques bardes pendues çà et là, des outils de jardinage, des plats fleuris sur une pauvre étagère, des vases en terre de Sauxemesnil, un chaudron reluisant comme de l'or, ainsi qu'une poêle aussi dorée que le chaudron, où l'on fait la bouillie de sarrasin presque tous les jours.

Seulement, attenant au logis, l'on voit une étable étroite où la vache, une fortune, repose sur de bonne litière; et lorsque nous passons, une fillette, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, un peu crasseuse, nous suit des yeux d'un air extrêmement curieux, et semble se demander ce que viennent faire par là des gens qu'elle n'a jamais vus.

Il y en avait, comme cela, il y a trente ans, trois ou quatre, il m'en souvient; mais les fillettes, c'est comme les arbres et les plantes, ça pousse et ça meurt. Peut-être quelques-unes des femmes déjà mûres qui nous saluent au passage étaient-elles les fillettes d'alors et, comme celle-ci, le doigt dans la bouche, et toutes prêtes à fuir, se hasardaient à regarder les messieurs et les dames de la ville. Il ne faut pas si longtemps que cela pour changer les choses et les hommes !

Je ne saurais dire pourquoi cette pauvre maison m'a frappé plus que les autres, mais, malgré moi, je me retourne. Un filet de fumée bleuâtre sort de sa cheminée branlante et moussue. Comment une étincelle sortie de là n'a-t-elle point, par ce temps torride, mis le feu au toit? c'est miracle. Il n'y en aurait pas pour longtemps, allez! cela-flamberait comme une draperie et il ne resterait bientôt que les quatre murailles, et encore!

Quelques heures après, pendant que nous nous promenions lentement dans le parc ombreux d'une maison hospitalière, quelqu'un qui survient nous apprend une mauvaise nouvelle. Là-bàs, à trois kilomètres de la ville, une maison, une masure vient d'être la proie des flammes.

En une demi-heure, tout au plus, le sinistre s'est accompli, et ce n'est que grâce à deux gendarmes en tournée qu'on a pu sauver quelque chose, et quoi? une méchante paillasse, le buffet de bois blanc, et c'est tout. Véritable feu de paille, allumé on ne savait dire comment. Le passant, d'assez loin, avait aperçu delà fumée, puis, à mesure qu'il avançait, de la flamme, et, arrivé sur le lieu du sinistre, plus rien qu'un écroulement de décombres noircis entre les quatre murs, et, sur la route, des femmes affolées, une fillette qui poussait des cris inarticulés, et les deux gendarmes qui, après avoir fait tout le possible, enfourchaient leurs chevaux et reprenaient au grand trot le chemin de la sous-préfecture. Je m'informe, je demande des détails. C'est elle, peut-être, la masure solitaire, à moins que ce n'en soit une autre, plus éloignée. Mais non, celle-ci est inhabitée, décrépite, plus vermoulue, et s'il n'y a pas de vitres à ces fenêtres, il y a de nombreuses crevasses à son toit. Une maison comme celle-ci brûlerait que cela ne ferait de mal à personne. A coup sûr, c'est l'autre, celle où la fillette, sur le seuil, regardait passer notre voiture, en roulant entre ses petits doigts le bout de son tablier poisseux.

En route! nous voilà repartis, un peu avant le coucher du soleil à travers la campagne embrasée. On dirait même que le vilain vent de nord-est s'est apaisé, car on ne voit pas le moindre tourbillon de poussière rouler ses spirales asphyxiantes. Le peu qu'il y en a est soulevé par les pieds du cheval et par les roues de la voiture, et elle retombe aussitôt sur nous et derrière nous.

Le grand soleil rouge s'en va de plus en plus du côté de Cherbourg, et voilà que là-bas, tout au bout du chemin, le squelette fumant apparaît. C'est bien elle, la maison de tantôt, mais il n'y a plus rien que des pierres branlantes et toutes noircies, presque calcinées. Il semble que d'une poussée on abattrait ces misérables ruines.

Entre les quatre murs, des débris sans nom fument encore en répandant une odeur nauséabonde. C'est un amas de cendres au milieu desquelles on aperçoit des débris de vaisselle, des plats et des morceaux d'assiettes fendues par l'intensité du foyer, et le grand chaudron dont l'étamage, réduit en fusion il y a quelques heures, s'en est allé en filets de métal fondu dont quelques-uns, maintenant solidifiés, pendent encore en dehors comme des cristaux de glace au bord d'une gouttière.

La toiture, embrasée en un instant, s'est abattue en dedans et a tout détruit sous son étreinte ardente. La vache, agonisante, la robe brûlée, les yeux éteints et sanglants, râle, au bord du fossé, la langue pendante, les oreilles et la queue rôties, bonne tout au plus pour l'abattoir, ou plutôt pour être abattue à cet endroit même où les gendarmes l'ont traînée, non sans peine, presque portée.

De l'autre côté de la route gisent la pauvre paillasse, le buffet, la poêle à bouillie et rien autre chose. Seulement, sur la paillasse, une femme, jeune encore, est assise, la tête dans les mains et, entre les doigts, les larmes coulent à flots pressés. Ce n'est que bien à peine qu'elle répond à nos questions.

Comment cela s'est-il passé? C'est la fillette au tablier qui, avec une allumette dérobée, a mis le feu dans l'étable. On s'est aperçu, aux beuglements effrayés de la vache attachée, qu'il devait se passer quelque chose d'étrange ; mais il était trop tard et tout flambait déjà comme un feu d'artifice. Sortis de la maison, impossible d'y rentrer, excepté les deux braves gendarmes, accourus au galop de leurs montures, et qui avaient tiré au dehors, au péril de leur vie, et la vache et le peu qui se voyait là, sur la route, c'est-à-dire rien.

L'homme était parti en quête d'un abri pour la nuit, affolé aussi, en présence de ce désastre, de sa ruine; car, de ses outils de jardinier des champs, il ne restait pas même un morceau de fer, tout ayant fondu dans le brasier.

Voilà ce.que j'ai vu, il y a quelques jours, aux dernières lueurs d'un soir superbe, et dans un des plus ravissants paysages que je connaisse ; et c'est le cœur serré que j'y pense encore et que j'écris ces lignes, ayant toujours devant les yeux cette pauvre femme réduite à la misère avec les siens, dans l'espace de quelques instants, assise sur la maigre paillasse à l'ombre allongée des grands hêtres, en face de sa vache expirante et de sa maison brûlée.

Mais, rassurez-vous : grâce à quelques âmes bienfaisantes, nous pûmes parer aux premières difficultés, et l'aisance champêtre est rentrée avec le travail dans la famille laborieuse.

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Contes de la mer et des grèves

Année

1888

Source

Gallica