La Pernelle

Texte

De Barneville, que j'ai quitté hier soir, on voit le soleil se coucher dans la mer ; de Morsalines, où je suis arrivé ce matin, on l'en voit sortir. Douze lieues de voiture, la traversée de la presqu'île par Bricquebec et Valognes, et me voilà passé d'une côte sur l'autre, de la côte sud sur la côte nord.

Morsalines ! un joli nom de village marin, un assemblage de pignons déjetés, de toits de chaume houleux, de cheminées hors d'aplomb du plus bizarre effet. De rudes assises, de granit, des murs de forteresse, des amas de galets, tout un noir pêle-mêle de madriers, de pieux et de brise-lames protègent, tant bien que mal, contre l'assaut des marées, les maisons qui se trouvent en bordure de la grève: c'est le village « au péril des flots ». En face, de l'autre côté de la baie dont la courbe gracieuse s'enfonce, à gauche, jusque sous les murs de Saint-Waast, se dresse la tour de la Hougue avec, à sa base, tout un groupe d'ouvrages fortifiés. Le soir, quand le soleil se couche, elle peut atteindre de son ombre projetée sur la mer la place où les vaisseaux de Tourville achèvent de pourrir, ensablés.

Je parcours le village. L'intérieur n'en est pas moins amusant que les abords. Un dédale de ruelles sablonneuses, de cours à canards, de passages enchevêtrés. Nul alignement. Un tohu-bohu de constructions, de maçonneries basses, écrasées de chaumes verdis, moussus; des guirlandes de haricots, des enfilades de harengs sèchent sous les larmiers ; un fuchsia monte jusqu'au linteau d'une porte de granit, y suspend ses rouges pendeloques aux engins de pêche se mêlent les outils de labour. Et, partout, des jardins, des jardinets, coupés de haies vives, de haies taillées où les femmes étendent la lessive, ombragés de figuiers, de poiriers à haut vent chargés de fruits. Des sentiers, des « chasses », circulent à travers ces jardins familiers, où l'on passe librement quand la mer bat le pied des pignons, écume aux brise-lames, pas d'autre chemin pour l'habitant qui veut réintégrer son logis.

Enfin, j'arrive chez le peintre Henry Naegely, où je suis attendu. Naegely, qui est normand, étant né à Guernesey habite depuis longtemps Barbizon, sur la lisière de la forêt de Fontainebleau, et c'est à Morsalines qu'il vient, depuis plusieurs années, passer l'été et même une partie de l'automne. Fuyant avec terreur les stations balnéaires, les bruyantes tables d'hôte, il a élu domicile chez une brave et robuste femme de la Hague, Mme Mersent, pour l'appeler par son nom, la veuve d'un marin, qui lui donne le couvert et lui fait la cuisine. Mme Mersent aime les fleurs, a le goût du jardinage. L'entrée de sa maison est un parterre où les glaïeuls, les pavots, les asters, les hauts tournesols éclatent en multiples floraisons. Une vigne, aux grappes mûrissantes, en décore la façade, en encadre les fenêtres. Derrière, s'étend le potager avec sa grande allée sablée bordée de thym, ses plates-bandes rehaussées de quenouilles, ses plantureux carrés de légumes, ses arbres fruitiers où les figues, les pêches, les poires et les pommes rougissent, jaunissent dans les feuilles. C'est là que vit Naegely, en solitaire, travaillant, lisant, peignant dehors quand il fait beau, écrivant et rimant quand il pleut, car chez lui le peintre est doublé d'un poète, et s'il ne fait pas de vers français, comme Swinburne, s'il écrit en anglais, ce qui ne me permet pas, ignorant sa langue, de me prononcer sur son talent littéraire, – les revues anglaises qui s'occupent de son Élude sur J.-F .Millet et de son dernier recueil de poésies : The Mummer, publiés à Londres, en font le plus grand éloge, et toutes se trouvent d'accord pour reconnaître à ses écrits les qualités d'observation et d'expression qui distinguent sa peinture.

Nous déjeunons largement. A deux heures, la voiture vient nous prendre, et, les nuages s'étant élevés, nous partons pour la Pernelle.

Une route accidentée, verdoyante. Jamais on ne se croirait aux approches de l'automne. L'herbe des prés est drue et luisante, comme en avril. Avec ces pluies orageuses, c'est comme un renouveau printanier. N'était qu'au long des haies touffues, les ronces accrochent aux épines harnachées de baies rouges leurs noires grappes de mûres, on y chercherait volontiers des nids. La route monte, rapide, laissant, à droite, le port de Saint-Waast, à gauche, la légendaire forêt du Rabbey, et, bientôt, nous atteignons les hauteurs de la Pernelle, ancien poste d'observation, champ de foire célèbre dans la contrée, et d'où l'on domine toute là côte, des plages sablonneuses de Grand-Camp et des Grands-Vays, aux anses rocheuses de Fermanville.

Une cime nue, une lande où ne croissent que des arbustes épineux, dès bruyères et des ajoncs. Les bruyères sont flétries, décolorées, mais les ajoncs, toujours en fleur, sous les rosées d'été comme sous les neiges de l'hiver, brillent du jaune le plus frais :

When no whin flowers thou shalt see,
Love itself shall cease to be.

Et Naegely me traduit :

« Quand tu ne verras plus de fleurs sur l'ajonc, c'est que l'amour même aura cessé d'exister. »

L'air s'avive, le vent siffle dans les houx. Nous avançons jusqu'à l'église de la Pernelle, toute seule, avec son pâle cimetière, solidement plantée sur l'arête de la lande. Les maisons du village s'accrochent au flanc du mont, dégringolent dans la vallée moutonnante de dômes d'arbres, parsemée de fermes, de manoirs, où la rivière de Saire déroule son ruban bleu à travers les prairies, dans le gris d'argent des saulaies, qui va s'effaçant jusqu'au rivage. La Hougue, Tatihou avec leurs forts de granit rouge construits par Vauban, Réville avec son admirable clocher gothique; Barfleur où, conduit par le traitre d'Harcourt, débarqua Edouard d'Angleterre ; le rocher de Quillebœuf, où sombra la Blanche Nef ; la pointe de Gatteville, d'où s'élance un phare de près de quatre cents pieds de haut, accentuent les découpures de la côte. Et, de toutes parts, sous le défilé des nuées, orageuses, jusqu'à l'horizon, se hausse la mer triomphante, cette Manche dont les flots historiques roulèrent tant de désastres et d'héroïques combats, et par-dessus laquelle les deux grandes nations rivales, si longtemps ennemies, semblent vouloir, une bonne fois, se donner la main.

Auteur

Charles Frémine

Ouvrage

Promenades et rencontres

Année

1905

Source

Gallica